dimanche 15 février 2015

Pourquoi j’ai mangé mon père, de Roy Lewis


              Voilà un roman fort intéressant. Pas qu’il soit instructif ; je ne l’ai pas lu comme un documentaire sur la vie de nos ancêtres préhistoriques. On rit plus qu’on ne s’instruit (quoiqu’en même temps je serais bien incapable de me prononcer sur la valeur scientifique de l’œuvre, mais je ne doute toutefois pas qu’il puisse receler un certain intérêt ludique pour l’archéologue en herbe).
                Non, là où ce roman est vraiment intéressant, c’est dans son improbabilité, dans sa fertile étrangeté. Voilà : les personnages sont des hommes préhistoriques dotés d’une conscience historique ; ils sont conscients d’être des maillons de l’évolution. Tous leurs efforts tendent à faire évoluer l’espèce. C’est leur grand objectif. Ils vivent pour l’évolution. Le père du narrateur, chef de la horde familiale (au sein de laquelle se déroule l’intrigue) et sorte de Géo Trouvetou du pléistocène, invente des nouveaux trucs chaque semaine (c’est très impressionnant, chapeau) : il apprend à manier le feu, il élabore des pièges avec des lianes, il creuse des trous cachés par des branches pour piéger le gibier ; il fait même table rase de cette bonne vieille habitude qui faisait qu’on s’accouplait avec sa sœur (« A quoi bon se compliquer la vie ? » (p. 38)) !
                « -Les types s’accouplent toujours avec leurs sœurs, appuya Oswald, c’est ce qui s’est toujours fait !
                -Peut-être, mais c’est fini, dit père avec gravité. Ici commence l’exogamie.
                -Mais, p’pa, c’est contre nature ! » (pp. 90-91)
                En matière d’évolution, le père est intraitable : il faut toujours innover, même quand on a tout ce dont on a besoin. L’évolution n’est pas un moyen, mais une fin en soi. Ainsi, quand ses garçons rentrent d’une partie de chasse prospère, il trouve toujours à redire : « -Bon, bien, de l’antilope, du babouin, du loubale. Parfait. Très savoureux. Mais dites-moi, garçons : qu’avez-vous fait de neuf ? » (p. 66). L’évolution devient une obsession : ce père veut que sa horde soit la plus évoluée de toutes les hordes, et il a la hantise du retard. En effet, étrangement l’évolution semble apparentée à un programme qu’il faudrait suivre, sans que l’on connaisse véritablement les étapes à venir. Ainsi il se compare à d’autres hordes : « - (…) Cela signifierait que nous sommes moins avancés encore que je ne le craignais… » (p. 85) ou, en parlant de Néanderthaliens croisés par hasard, « -Et tout ces poils, je n’aime pas beaucoup ça, dit père. Trop spécialisé. » (p. 82)
                Certes cette obsession a du bon. C’est ce qui fait de ces êtres des innovateurs, qui explorent tous les possibles pour se développer : ainsi les gamins font des expériences : l’un prend un morceau de bois brûlé et dessine sur le sol l’ombre de son oncle Vania (ce vieux réac anti évolution qui exhorte sa famille à abandonner ce mode de vie fou pour retourner à la forêt), ce qui donne lieu à une scène des plus drôles :
                « -Outrage ! Outrage ! tonnait oncle Vania.
(…) Là, sur le plancher rocheux, il y avait l’ombre d’oncle Vania, mais séparée de lui, immobile. Son ombre sans aucun doute possible : personne n’eût pu se tromper sur ces vastes épaules voûtées, ces jambes velues, ce dos courbé, ces fesses broussailleuses, cette mâchoire prognathe et surtout, surtout ce bras simiesque étendu dans un geste d’accusation typique. Et voici, l’ombre était là, immuable et fixée de la façon la plus étonnante, au milieu de nos ombres à nous qui dansaient et frémissaient dans la lumière de feu. (…)
                -Sale mouflet ! hurla oncle Vania. Qu’as-tu fait de mon ombre ?
                -Tu l’as toujours, dit père pour l’apaiser. Ou bien il t’en est poussé une seconde très vite. » (p. 60)
                Chercher, même si l’on ne sait pas ce qu’on cherche, ni où le chercher. Il y a dans la démarche de ces personnages une gratuité de la découverte : l’utilitarisme n’a pas pris le pas sur la curiosité. On cherche pour chercher : telle pourrait être la devise de la science, qui, au lieu de s’asservir au profit de l’industrie, ferait mieux d’être guidée par la connaissance plus que par l’utilitarisme et le profit. Comme si, à notre stade de l’évolution, nous avions négligé une règle que rappelle le père : le sens moral doit précéder la puissance technique, ou l’on court à la catastrophe (p. 94)
                Cette étrange conscience d’une évolution en train de se jouer sous nos yeux, à vitesse grand V, dans chacun des actes racontés dans ce roman, et mise directement dans la bouche d’un narrateur « subhumain », nous invite à nous rappeler que nous-mêmes, humains du XXIème siècle, faisons partie de cette chaîne. Du même coup, nous nous interrogeons : à quoi sert l’évolution ? A une époque surdéveloppée, où nous sommes clairement dépassés par les techniques que nous avons quotidiennement entre les mains (en l’occurrence le PC sur lequel j’écris cet article), dans le sens où nous serions bien incapables d’en comprendre le fonctionnement, à une époque où l’humanité, par son intelligence technique, est parvenue à mettre au point l’instrument de sa potentielle autodestruction (bombe atomique, chef d’œuvre de technicité), ne pouvons nous pas dire que l’évolution est allée trop loin ? Car si, en ce qui concerne les personnages de ce roman, petite famille de « pithécanthropes » (dont la rapidité évolutive dépasse toute vraisemblance, comme si Roy Lewis avait voulu nous montrer comment ça c’était passé, l’évolution, en résumant des millénaires dans le récit de deux ou trois générations), si pour cette famille l’évolution a pour but de se protéger des fauves qui déciment leurs rangs, de ne plus souffrir de la faim ni du froid, de s’adapter à leur environnement et aux changements climatiques, bref de vivre pénards, en revanche à quoi nous sert-elle, à nous qui avons déjà tout ça ? La seule chose contre laquelle nous avons à nous protéger désormais, c’est nos propres techniques, nos armes, nos bombes, nos sociétés hyperorganisées, et notre environnement pollué que NOUS mettons en péril à force de croissance.
                Ça me fait penser à ce film, La Belle Verte (Coline Serreau, 1996), mettant en scène des humains ayant plusieurs millénaires d’avance sur nous, et qui, débarquant d’une autre planète dans notre civilisation (dans un Paris pollué et incivil), considèrent notre technicité (nos voitures notamment) comme le souvenir d’une époque surannée, et qu’il serait temps que l’on laisse derrière nous pour évoluer vers une ère plus propre, plus écolo, plus hygiéniste, etc. Que notre évolution ne soit plus technique, mais morale. Que ce que l’on considère comme le futur idéal de l’humanité passe aux mains des philosophes et des humanistes, et plus aux ingénieurs ingénus inventeurs de tablettes tactiles et de robots qui chient des bulles.
                Bref, voilà pour ce qui est du potentiel réflexif critique de ce roman : dans ces hommes préhistoriques, c’est nous-mêmes qu’il faut voir. Et Roy Lewis, s’en amuse, et recourt au procédé comique, rebattu mais toujours gaillard, qui consiste à placer des éléments de notre contemporanéité dans une ère plus ancienne (de RRRrrr ! à Astérix : Mission Cléopâtre). Exemple : un oncle de la petite horde raconte son voyage à travers le monde, et son passage en Palestine, qui n’est pas sans évoquer notre histoire récente (par « récent » j’entends les deux ou trois mille dernières années) :
                « -(…)j’ai fini par atteindre la Palestine. C’était en pleine bagarre.
                -Entre qui ?
                -Entre immigrants d’Afrique et Néanderthaliens.
                -Pas assez de gibier ? demanda père.
                -Que si ! Tout abonde dans ce pays, il pisse le lait et le miel. Mais y a quéque chose dans l’air vous rend agressif. » (p. 83)
                Autre exemple de « gags » basée sur ce qu’on pourrait appeler le choc générationnel (entre notre génération et celle de nos très lointains arrières-arrières grands parents préhistoriques), des blagues géographiques et climatiques. Je cite (mais je n’explique pas car c’est péché) : « Oh ! Un rhinocéros, pleurait tante Amélie, et velu, par-dessus le marché ! Qu’avait-il à venir mettre son nez partout ? Il n’avait rien à faire en Afrique. Pourquoi ne pouvait-il rester sur ses glaciers de la côte d’Azur ? » (p. 35). Et aussi : « L’Arabie, c’est comme le Sahara : tout vert et luxuriant mais, ma doué !, quelle pluie ! » (p. 84)
                On l’aura compris, le comique de ce roman est basé sur le décalage et l’étrangeté (confusion préhistoire/contemporanéité). Et cette surprise temporelle nous invite de surcroît à nous pencher sur notre mauvaise perception du temps (par exemple, c’est cette perception biaisée du temps qui nous fait confondre et amalgamer tout ce qui remonte à plus d’un ou deux siècles. Cf. https://mrmondialisation.org/dix-faits-historiques-surprenants/ Exemple intéressant : Il y a moins d’écart entre Cléopâtre et Pizza Hut (~2000 ans) qu’entre Cléopâtre et les pyramides d’Egypte (~2500 ans) !) Se plonger dans une fiction préhistorique nous procure toujours ce genre de choc temporel, qui rappelle brutalement que notre époque, notre culture, nos opinions, nos préoccupations, sont bien étriquées au regard de l’âge de l’humanité. Je me souviens des films comme L’Odyssée de l’espèce ou Homo Sapiens (réalisations de Jacques Malaterre, 2003 et 2005), qui m’avaient également permis de passer les portes de la perception temporelle et historique.
                J’ai bien envie d’arrêter cet article ici, parce qu’il est déjà bien trop long comme ça, et parce que j’ai l’impression que je pourrais encore commenter ce roman pendant des pages et des pages. Car chaque gag mériterait commentaire, car il peut être prolongé d’une signification scientifico-historique. Sans avoir écrit un prodige littéraire, Roy Lewis est parvenu à fabriquer un bel objet comico-clairvoyant qui mérite le détour.

                P. 18 : « -Adieu. (…) Retour aux arbres ! »

Maxime Thomas, 15/02/2015

(Pourquoi j’ai mangé mon père, de Roy Lewis, traduit de l’anglais par Vercors et Rita Barisse, édition Pocket, 1994)