Chaque œuvre nous apporte un savoir, et est une pierre nouvelle
apportée à l’édifice de la sagesse. Le
désert des Tartares est connaissance en tant qu’il fournit une expérience
de vie, celle de Giovanni Drogo.
C’est un roman du
renoncement, de la paresse, de l’indolence ; autrement dit, de la sérénité ( Rien ne sert de courir, il faut ne pas bouger). Le lieutenant Drogo,
jeune militaire ambitieux semblant tout droit sorti des romans d’apprentissage du XIXème siècle,
est affecté au Fort Bastiani, au sommet d’une montagne, à la frontière qui
jouxte un vaste désert. Et depuis ce fort, il n’y a rien à surveiller, sinon le
vide, le néant d’une plaine desséchée : les tours de garde et les
sentinelles sont parfaitement inutiles (absurdes, comme dirait l’intellectuel
des années 50). Drogo va revoir ses ambitions, et comprendre que le bonheur ne
tient pas à la grandeur du destin, mais à la modestie de l’immobilité. Vivre au
Fort Bastiani, c’est accepter l’absurde (Il faut imaginer Drogo heureux).
Mais c’est aussi
(et c’est là que ça devient intéressant, sinon le bouquin se limiterait à un mélange
Camus/Beckett/Kafka (nul à chier !)), c’est aussi renoncer à l’agitation :
c’est vouloir être posey ! A la précipitation, Buzzati oppose l’attente
(Cf. Le K, nouvelle de Buzzati sur l’attente et sa sagesse), au divertissement (au sens pascalien, quête effrénée
de l’inaccessible), il oppose le contentement. Le désert des Tartares, c’est le roman de la désobéissance, du
refus des vies convenues et inauthentiques. Ainsi quand lors d’une permission
accordée au bout de plusieurs années à fermenter au Fort, Drogo vient passer
quelques temps dans sa ville natale, il y retrouve ses amis, mais ceux-ci ne l’intéressent
plus, ils sont mariés, propriétaires, et roulent en Kangoo (Chapitre XVIII :
«Tel un étranger, il erra par la ville, à
la recherche de ses anciens amis, et il apprit qu’ils étaient tous très
occupés, dans les affaires, dans de grandes entreprises, dans la politique. Ils
lui parlèrent de choses sérieuses et importantes, d’usines, de voies ferrées, d’hôpitaux.
L’un d’eux l’invita à dîner, un autre s’était marié, ils avaient tous pris des
routes différentes et, en quatre ans, ils étaient déjà loin.* ») ;
il retrouve celle qu’il courtisait autrefois, mais elle aussi, désormais, l’ennuie (Chapitre
XIX : « Il ne parvenait plus à
retrouver le ton d’autrefois, lorsqu’ils se parlaient comme un frère et une sœur
et qu’ils pouvaient plaisanter à propos de tout sans se heurter. Pourquoi se
tenait-elle avec tant de réserve sur le sofa et pourquoi parlait-elle avec si peu d’abandon ? »). Il
comprend que rien n’a jamais eu d’intérêt véritable. Refuser les amitiés
vaines, refuser les amours vaines, refuser les ambitions vaines, refuser la
vanité. Je ne résiste pas à citer cette page (Chapitre X) :
« Drogo resta seul et se sentit pratiquement
heureux. Il goûtait avec orgueil la décision qu’il avait prise de rester, l’amère
satisfaction de renoncer à de petites joies sûres pour un grand bien à longue
et incertaine échéance (et peut-être y avait-il en dessous l’idée consolante qu’il
aurait toujours le temps de partir).
Un
pressentiment – ou bien était-ce seulement un espoir ?- de chose nobles et
grandes l’avait fait rester là, mais ce pouvait aussi être seulement un ajournement, rien au
fond n’était perdu. Il avait tellement de temps devant lui. Tout ce que la vie
avait de bon semblait l’attendre. Quel besoin y avait-il de se hâter ? Les
femmes, elles-mêmes, ces aimables et lointaines créatures, il se les
représentait comme un bonheur incertain, que lui promettait formellement le
cours naturel de la vie.
Que
de temps devant lui. Une seule année lui paraissait déjà interminable, et les
bonnes années venaient à peine de commencer ; elles semblaient former une
série illimitée dont on ne pouvait apercevoir le terme, un trésor encore intact
et si grand qu’on pouvait courir le risque de s’ennuyer un peu. »
A une époque où s’ennuyer
est un crime, où tout va trop vite, où l’action a perdu toute noblesse, noyée
dans une couche de merde hyperactive, je prône, avec Buzzati, la paresse, la
glande : prenez votre temps ! Ne faites rien. Vous glisserez ainsi
une bonne quenelle dans le monde. Car attention ! Le désert des Tartares est une revendication, pas du tout un roman
nihiliste et paresseux à la mode Nouveau-Roman ! Le ton est enjoué, le
narrateur est rieur, et la lecture heureuse : on est heureux de refuser l’agitation,
on est heureux de paresser, les doigts de pied en éventail (en épouvantail ?),
planant au dessus du désert, glandant au creux du néant.
Maxime Thomas, 21/04/2014
*traduction de Michel Arnaud, chez Pocket