lundi 21 avril 2014

Le désert des Tartares, de Dino Buzzati


               Chaque œuvre nous apporte un savoir, et est une pierre nouvelle apportée à l’édifice de la sagesse. Le désert des Tartares est connaissance en tant qu’il fournit une expérience de vie, celle de Giovanni Drogo.
                C’est un roman du renoncement, de la paresse, de l’indolence ; autrement dit, de la sérénité ( Rien ne sert de courir, il faut ne pas bouger). Le lieutenant Drogo, jeune militaire ambitieux semblant tout droit sorti des romans d’apprentissage du XIXème siècle, est affecté au Fort Bastiani, au sommet d’une montagne, à la frontière qui jouxte un vaste désert. Et depuis ce fort, il n’y a rien à surveiller, sinon le vide, le néant d’une plaine desséchée : les tours de garde et les sentinelles sont parfaitement inutiles (absurdes, comme dirait l’intellectuel des années 50). Drogo va revoir ses ambitions, et comprendre que le bonheur ne tient pas à la grandeur du destin, mais à la modestie de l’immobilité. Vivre au Fort Bastiani, c’est accepter l’absurde (Il faut imaginer Drogo heureux).
                Mais c’est aussi (et c’est là que ça devient intéressant, sinon le bouquin se limiterait à un mélange Camus/Beckett/Kafka (nul à chier !)), c’est aussi renoncer à l’agitation : c’est vouloir être posey ! A la précipitation, Buzzati oppose l’attente (Cf. Le K, nouvelle de Buzzati sur l’attente et sa sagesse), au divertissement (au sens pascalien, quête effrénée de l’inaccessible), il oppose le contentement. Le désert des Tartares, c’est le roman de la désobéissance, du refus des vies convenues et inauthentiques. Ainsi quand lors d’une permission accordée au bout de plusieurs années à fermenter au Fort, Drogo vient passer quelques temps dans sa ville natale, il y retrouve ses amis, mais ceux-ci ne l’intéressent plus, ils sont mariés, propriétaires, et roulent en Kangoo (Chapitre XVIII : «Tel un étranger, il erra par la ville, à la recherche de ses anciens amis, et il apprit qu’ils étaient tous très occupés, dans les affaires, dans de grandes entreprises, dans la politique. Ils lui parlèrent de choses sérieuses et importantes, d’usines, de voies ferrées, d’hôpitaux. L’un d’eux l’invita à dîner, un autre s’était marié, ils avaient tous pris des routes différentes et, en quatre ans, ils étaient déjà loin.* ») ; il retrouve celle qu’il courtisait autrefois, mais elle aussi, désormais, l’ennuie (Chapitre XIX : « Il ne parvenait plus à retrouver le ton d’autrefois, lorsqu’ils se parlaient comme un frère et une sœur et qu’ils pouvaient plaisanter à propos de tout sans se heurter. Pourquoi se tenait-elle avec tant de réserve sur le sofa et pourquoi parlait-elle  avec si peu d’abandon ? »). Il comprend que rien n’a jamais eu d’intérêt véritable. Refuser les amitiés vaines, refuser les amours vaines, refuser les ambitions vaines, refuser la vanité. Je ne résiste pas à citer cette page (Chapitre X) :
                « Drogo resta seul et se sentit pratiquement heureux. Il goûtait avec orgueil la décision qu’il avait prise de rester, l’amère satisfaction de renoncer à de petites joies sûres pour un grand bien à longue et incertaine échéance (et peut-être y avait-il en dessous l’idée consolante qu’il aurait toujours le temps de partir).
                Un pressentiment – ou bien était-ce seulement un espoir ?- de chose nobles et grandes l’avait fait rester là, mais ce pouvait  aussi être seulement un ajournement, rien au fond n’était perdu. Il avait tellement de temps devant lui. Tout ce que la vie avait de bon semblait l’attendre. Quel besoin y avait-il de se hâter ? Les femmes, elles-mêmes, ces aimables et lointaines créatures, il se les représentait comme un bonheur incertain, que lui promettait formellement le cours naturel de la vie.
                Que de temps devant lui. Une seule année lui paraissait déjà interminable, et les bonnes années venaient à peine de commencer ; elles semblaient former une série illimitée dont on ne pouvait apercevoir le terme, un trésor encore intact et si grand qu’on pouvait courir le risque de s’ennuyer un peu. »
                A une époque où s’ennuyer est un crime, où tout va trop vite, où l’action a perdu toute noblesse, noyée dans une couche de merde hyperactive, je prône, avec Buzzati, la paresse, la glande : prenez votre temps ! Ne faites rien. Vous glisserez ainsi une bonne quenelle dans le monde. Car attention ! Le désert des Tartares est une revendication, pas du tout un roman nihiliste et paresseux à la mode Nouveau-Roman ! Le ton est enjoué, le narrateur est rieur, et la lecture heureuse : on est heureux de refuser l’agitation, on est heureux de paresser, les doigts de pied en éventail (en épouvantail ?), planant au dessus du désert, glandant au creux du néant.

Maxime Thomas, 21/04/2014

*traduction de Michel Arnaud, chez Pocket

lundi 14 avril 2014

Brooklyn Follies, de Paul Auster



                 On découvre un roman comme on emménage dans un nouveau quartier. Sans savoir à quoi s’attendre, mais avec l’espoir, quand même, d’y être bien (posey !). Qu’on s’installe dans un fauteuil ou dans une ville, on veut être peinard, au chaud comme dans un œuf, mais quand même, on continue à fuir l’ennui comme la peste. Ainsi va la vie, entre calme et ennui, action gaillarde et agitation surmenante. On veut voir le monde sans avoir à bouger du canapé ; le mieux serait encore d’aller au cinéma, et encore, il y a toujours des enfants bruyants et des gens vulgaires qui mangent du pop-corn. Les râleurs comme moi préfèrent rester chez eux à regarder la télé ; et encore, la télé, finalement, c’est vraiment à chier. On est comme ces personnages de Paul Auster, Nathan, Tom, ou Harry, des cancéreux, retraités, vieux schnocks, pédés, losers, aristos de gouttière, schtroumpfs grognons aimant les bibliothèques et la solitude, les hamburgers et Nietzsche, et la bonace après l’orage. On rêve du roman parfait, qu’on pourrait lire en demeurant aussi passif et demeuré qu’en regardant un film où les images défilent sans qu’on ait à bouger les yeux, un roman qui nous submergerait et nous enfermerait dans sa coquille tiède et protectrice. On voudrait voyager. On voudrait ne pas bouger ses fesses du canapé. On voudrait être à Brooklyn et avoir le quartier autour. On cherche la protection en lisant Brooklyn Follies de Paul Auster. Pour ne vivre que dans sa tête, à l’abri du dehors.
                Paul Auster nous propose ici un exercice fascinant : remplir le vide, combler le néant par la joie. Ce roman, comme la littérature (aussi inutile qu’un napperon en dentelle dans une pièce vide) est un exercice de remplissage. Je m’explique : le narrateur Nathan, se présente d’emblée comme un solitaire, retraité, en fin de vie. Brooklyn est son havre de paix, il est venu pour y mourir, en gros. Les premières pages consistent à raconter la petite routine mise en place par Nathan, dit aussi Oncle Nat, pour « passer le temps » : le midi, hamburger au Cosmic Diner, l’après-midi, écriture d’un livre compilant les anecdotes rigolotes d’une vie passée et laissée derrière soi. Or ce calme et cette sérénité du quotidien se voient peu à peu, non dérangée, mais agrémentée et peuplée d’êtres chers et de nouvelles anecdotes stimulantes. D’abord Nathan croise son neveu qu’il n’avait plus revu depuis des années ; puis ils décident de déjeuner régulièrement ensemble, puis le neveu présente à Nathan son employeur libraire Harry, et ainsi de suite, les présentations, rencontres et retrouvailles se succèdent à bon rythme,  et sans même qu’on s’en soit rendu compte, le roman d’Auster s’est vu saturé de nouveaux personnages (tous les héros de leur propre destin), de nouvelles vies, de nouvelles anecdotes (on aime bien ça, hein, les anecdotes). Alors qu’on appréciait déjà aux premières pages le délassement et l’immobilité d’une retraite bien méritée (c’est bien pour ça qu’on lit, non ? Et c’est bien pour ça qu’on bosse, aussi. Pour le plaisir d’enlever ses godasses à la fin de la journée. Divin travail. Divine paresse.). « Les livres impatientaient Joyce, qui ne lisait jamais, alors que, craignant tout effort physique, j’aspirais à l’immobilité comme au nec plus ultra du bien-être. », dit le narrateur (p. 330), comme une invitation au lecteur à lire le roman comme un mouvement reposant (ou un repos mouvementé, chais pas trop).
                On recherche toujours un peu de solitude quand on ouvre un roman. On cherche à s’y construire une forteresse protectrice, où la fiction nous isolerait du réel. On est comme le Walden de Thoreau : des ermites, recherchant  la liberté dans la solitude. Or, on recherche aussi de la compagnie, celle de personnages, avec qui l’on pourrait presque créer des liens (apprivoiser, dit le renard, ça signifie « créer des liens »), devenir copains. C’est paradoxal : et Paul Auster parvient à se glisser dans la brèche. Il fait son trou entre effervescence et ataraxie (tranquillité, impassibilité d’une âme devenue maîtresse d’elle-même au prix de la sagesse acquise soit par l’appréciation exacte de la valeur des choses (« Après avoir tâté de plusieurs possibilités dans le voisinage, je choisis le Cosmic Diner pour mes repas de midi. La cuisine y était, au mieux, médiocre, mais l’une des serveuses était une adorable Portoricaine du nom de Marina, et j’avais très vite eu le béguin pour elle. » (p. 13)), soit par la modération dans la recherche des plaisirs (« A tout le moins, [Tom] avait besoin de baiser (…) Je me trouvais dans le même bateau, c’est entendu, mais au moins je connaissais le nom de la femme de mes rêves et chaque fois que je retournais au Cosmic Diner et m’installais à ma table habituelle, je pouvais bel et bien lui parler. C’était suffisant pour un vieux débris comme moi. J’avais déjà dansé ma danse et pris mon plaisir, et ce qui m’arrivait n’importait plus guère. » (p. 104)), soit par la suspension du jugement (après tout, le narrateur se contente de raconter ses petites histoires, sans trop se prendre la tête : c’est un récit de la procrastination, de la paresse) (http://www.cnrtl.fr/lexicographie/ataraxie)).
                Car c’est en effet un livre débordant de vie, et témoignant d’un réel plaisir de raconter (je veux pour preuve la multiplication des anecdotes cousues ensembles par la solidité des relations amicales et familiales qui se nouent autour du narrateur au fil du roman (un rasoir coincé dans les WC, une nièce éloignée ayant fait vœux de silence qui débarque à Brooklyn, une arnaque aux faux tableaux, une thèse sur Poe abandonnée, le rêve d’acheter un hôtel à la campagne, du Coca dans un réservoir d’essence, et cætera : je vous ai à peine résumé un dixième du bouquin, pleurnichez pas). Ici le récit, la joie de la narration, et son agitation florissante (une histoire en appelle une autre, et elles se multiplient spontanément), contribuent, paradoxalement, à créer une sorte de cocon protecteur, dans lequel se retranche le lecteur.
                Ce roman de Paul Auster est l’occasion d’une expérience bien particulière de lecture, puisque l’intrigue est sculptée dans la matière même de la lecture, c’est-à-dire précisément ce paradoxe qui nous fait rechercher à la fois sérénité et exaltation dans un roman. Alors forcement, la lecture se savoure.


Maxime Thomas, 14/04/2014

(Brooklyn Follies, de Paul Auster, traduit de l'américain par Christine Leboeuf, paru chez ActeSud/Babel en 2005: http://www.actes-sud.fr/catalogue/romans-nouvelles-et-recits/brooklyn-follies-0)