Paul Auster nous
propose ici un exercice fascinant : remplir le vide, combler le néant par
la joie. Ce roman, comme la littérature (aussi inutile qu’un napperon en
dentelle dans une pièce vide) est un exercice de remplissage. Je m’explique :
le narrateur Nathan, se présente d’emblée comme un solitaire, retraité, en fin
de vie. Brooklyn est son havre de paix, il est venu pour y mourir, en gros. Les
premières pages consistent à raconter la petite routine mise en place par
Nathan, dit aussi Oncle Nat, pour « passer le temps » : le midi,
hamburger au Cosmic Diner, l’après-midi, écriture d’un livre compilant les
anecdotes rigolotes d’une vie passée et laissée derrière soi. Or ce calme et
cette sérénité du quotidien se voient peu à peu, non dérangée, mais agrémentée
et peuplée d’êtres chers et de nouvelles anecdotes stimulantes. D’abord Nathan
croise son neveu qu’il n’avait plus revu depuis des années ; puis ils
décident de déjeuner régulièrement ensemble, puis le neveu présente à Nathan
son employeur libraire Harry, et ainsi de suite, les présentations, rencontres
et retrouvailles se succèdent à bon rythme, et sans même qu’on s’en soit rendu compte, le
roman d’Auster s’est vu saturé de nouveaux personnages (tous les héros de leur
propre destin), de nouvelles vies, de nouvelles anecdotes (on aime bien ça,
hein, les anecdotes). Alors qu’on appréciait déjà aux premières pages le
délassement et l’immobilité d’une retraite bien méritée (c’est bien pour ça qu’on
lit, non ? Et c’est bien pour ça qu’on bosse, aussi. Pour le plaisir d’enlever
ses godasses à la fin de la journée. Divin travail. Divine paresse.). « Les livres impatientaient Joyce, qui ne
lisait jamais, alors que, craignant tout effort physique, j’aspirais à l’immobilité
comme au nec plus ultra du bien-être. », dit le narrateur (p. 330),
comme une invitation au lecteur à lire le roman comme un mouvement reposant (ou
un repos mouvementé, chais pas trop).
On recherche
toujours un peu de solitude quand on ouvre un roman. On cherche à s’y
construire une forteresse protectrice, où la fiction nous isolerait du réel. On
est comme le Walden de Thoreau : des ermites, recherchant la liberté dans la solitude. Or, on recherche
aussi de la compagnie, celle de personnages, avec qui l’on pourrait presque
créer des liens (apprivoiser, dit le
renard, ça signifie « créer des
liens »), devenir copains. C’est paradoxal : et Paul Auster
parvient à se glisser dans la brèche. Il fait son trou entre effervescence et ataraxie
(tranquillité, impassibilité d’une âme
devenue maîtresse d’elle-même au prix de la sagesse acquise soit par l’appréciation
exacte de la valeur des choses (« Après avoir tâté de plusieurs
possibilités dans le voisinage, je choisis le Cosmic Diner pour mes repas de
midi. La cuisine y était, au mieux, médiocre, mais l’une des serveuses était
une adorable Portoricaine du nom de Marina, et j’avais très vite eu le béguin
pour elle. » (p. 13)), soit par la
modération dans la recherche des plaisirs (« A tout le moins, [Tom]
avait besoin de baiser (…) Je me trouvais dans le même bateau, c’est entendu,
mais au moins je connaissais le nom de la femme de mes rêves et chaque fois que
je retournais au Cosmic Diner et m’installais à ma table habituelle, je pouvais
bel et bien lui parler. C’était suffisant pour un vieux débris comme moi. J’avais
déjà dansé ma danse et pris mon plaisir, et ce qui m’arrivait n’importait plus
guère. » (p. 104)), soit par la
suspension du jugement (après tout, le narrateur se contente de raconter ses
petites histoires, sans trop se prendre la tête : c’est un récit de la
procrastination, de la paresse) (http://www.cnrtl.fr/lexicographie/ataraxie)).
Car c’est en effet un livre débordant de vie, et témoignant
d’un réel plaisir de raconter (je veux pour preuve la multiplication des
anecdotes cousues ensembles par la solidité des relations amicales et
familiales qui se nouent autour du narrateur au fil du roman (un rasoir coincé
dans les WC, une nièce éloignée ayant fait vœux de silence qui débarque à
Brooklyn, une arnaque aux faux tableaux, une thèse sur Poe abandonnée, le rêve
d’acheter un hôtel à la campagne, du Coca dans un réservoir d’essence, et cætera :
je vous ai à peine résumé un dixième du bouquin, pleurnichez pas). Ici le
récit, la joie de la narration, et son agitation florissante (une histoire en
appelle une autre, et elles se multiplient spontanément), contribuent,
paradoxalement, à créer une sorte de cocon protecteur, dans lequel se retranche
le lecteur.
Ce roman de Paul
Auster est l’occasion d’une expérience bien particulière de lecture, puisque l’intrigue
est sculptée dans la matière même de la lecture, c’est-à-dire précisément ce
paradoxe qui nous fait rechercher à la fois sérénité et exaltation dans un
roman. Alors forcement, la lecture se savoure.
Maxime Thomas, 14/04/2014
(Brooklyn Follies, de Paul Auster, traduit de l'américain par Christine Leboeuf, paru chez ActeSud/Babel en 2005: http://www.actes-sud.fr/catalogue/romans-nouvelles-et-recits/brooklyn-follies-0)
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