La paresse est
une maladie, dit-on. Elle est source d’ennui, d’indolence, de spleen.
On la condamne. En
revanche on fait du travail une valeur : notamment avec la révolution
industrielle, Marx hisse le travail au statut d’essence de l’homme (Le capital). Le travail n’est plus
seulement un simple moyen de production : c’est toute la noblesse de
l’homme, avec ses facultés (l’intelligence, l’imagination, la volonté), qui se
manifestent dans le travail. Et Hegel d’ajouter : « le travail rend libre » (Principes de la philosophie du droit, « Arbeit macht frei. »),
expression reprise par le système concentrationnaire soviétique, dans une
inscription à l’entrée d’un camp de travail !
« Le paresseux laisse pourrir la charpente de
son toît ; il pleut dans toute sa maison [1]» :
J.-B.-C. Chaud, au XIXème, fait un relevé de citations bibliques afin de
critiquer la paresse : sa traduction de la Bible en français trahit sa
volonté de diffamer le paresseux[2].
Toutefois, dans cette citation[3],
quelle que soit la traduction et les intentions du traducteur, il demeure un
point essentiel : le paresseux n’est pas à l’abri. Sa maison prend
l’eau : il ne peut donc pas s’y reposer, il ne peut pas en jouir : il
est directement au contact de l’hostilité du monde (symbolisée ici par l’eau).
Toutefois, le
paradoxe du travail, à la fois sanctifié et aliénant, nous invite à remettre en
cause la notion de « valeur travail », et à faire l’hypothèse qu’il
existe, implicite et cachée dans la littérature, une « valeur
paresse ». L’exemple du roman Oblomov,
de Gontcharov, en est peut-être la preuve. Notamment à la lecture de la
première partie, nous y pourrons voir que l’immobilité du personnage, qui ne
sort pas de chez lui et qui reste allongé dans son lit, en bon paresseux,
balayant d’un revers de la main la vie sociale et les préoccupations
pécuniaires, n’est pas forcément un vice cause d’acédie[4] ou de misère, ou d’une indolence
maladive qui affaiblirait le corps et l’âme. Bien au contraire : en
recourant notamment aux méthodes bachelardiennes qui étudient les énergies de
la rêverie et du repos,nous tenterons de voir que, loin d’être une crise
morbide ou pathologique, la paresse d’Oblomov peut être une formidable source
de vitalité et, par extension, de créativité.
Car
il y a une jouissance de la paresse. Dès la première page du roman, le lecteur
accède à une véritable expérience de vie : l’immobilité du personnage
d’Oblomov. Celui-ci est tranquillement installé : « Dans la rue Gorokhovaïa, dans
une de ces grandes maisons (…), était
couché, un matin, dans son appartement et dans son lit, Ilia
Ilitch Oblomov » (p. 31). Ce resserrement progressif du champ de
vision (une sorte de zoom en avant), rendu évident par la répétition à quatre
reprises de la préposition dans,
semble placer le personnage au centre d’un vaste cosmos : telle la superposition
des couches d’un oignon, l’atmosphère d’Oblomov est protégé. Ce paresseux est
en sécurité : il n’a plus à craindre l’hostilité du monde extérieur (dont
le travail et l’effort, ainsi que la sociabilité mondaine, et même la météo,
sont les manifestations). Cela tombe bien, car Oblomov déteste le froid :
dès qu’une connaissance vient lui rendre visite, à cinq ou six reprises, il a
la même réaction : « N’approche
pas, n’approche pas ! Tu viens du froid ! dit Oblomov, ramenant sur
lui sa couverture » (p. 78) ;
il préfère donc restez couché et ne pas sortir de chez lui, et quand on
l’invite à sortir, il rechigne, en bon pantouflard : « J’ai peur de l’humidité, et comme le temps
ne s’est pas encore remis au sec… (p.62).
Comme l’écrivait Bachelard d’un texte « domestique » de Baudelaire,
« Nous nous sentons placés au centre
de protection de la maison du vallon, « emmaillotés », nous aussi,
dans les tissus de l’hiver. Et nous avons bien chaud, parce qu’il fait froid dehors. [5]»
Bachelard souligne le lien de causalité entre le froid extérieur (et donc
l’hostilité du monde) et la chaleur du foyer du paresseux. Comme nous savons
Oblomov protégé par les murs du logement, « l’hiver évoqué est un
renforcement du bonheur d’hiver. [6]»
Placer
Oblomov au centre d’un cosmos (rue/maison/appartement/lit), qui plus est un
cosmos hivernal, c’est affirmer avec puissance la force de l’existence du
personnage. On pourrait croire a priori
que la paresse est synonyme d’insignifiance, de mollesse, bref, de néant. Or, ici
le paresseux est au centre : « On
sent en action une négation cosmique par l’universelle blancheur. Le rêveur de
maison sait tout cela, sent tout cela, et par la diminution d’être du monde
extérieur il connaît une augmentation d’intensité de toutes les valeurs
d’intimité. [7]»
Dès lors peut-on dire que l’oblomovtchina
est une maladie, une déperdition ? Bien au contraire : le roman de
Gontcharov propose plutôt une valorisation de la paresse, qui passe par une intensification de l’être immobile.
Car
l’immobilité est synonyme de constance, pour ne pas dire de consubstantialité ;
et quand le mondain Volkov énonce les nombreuses visites qu’il doit encore
faire à travers la ville dans la journée, Oblomov s’indigne : « -Dix endroits en un seul jour ! le
malheureux (…) Ce n’est pas une vie.
Il haussa les épaules. –Où est l’homme, dans tout cela ? Pourquoi se
fragmente-t-il, s’éparpille-t-il ainsi ? (…) Le malheureux ! conclut-il, s’allongeant sur le dos et se
réjouissant de n’avoir aucun de ces désirs et de ces vaines pensées, de ne pas se
démener, en somme, mais de rester étendu, gardant ainsi sa dignité humaine et
son repos. » (p. 51) Car il faut demeurer immobile pour pouvoir être serein avoir une vie
intellectuelle créative et fertile : il faut pouvoir se laisser envahir
par la rêverie. C’est dans cette rêverie que l’immensité, c’est-à-dire toute la noblesse imaginative de l’homme se
déploie : « L’immensité est en
nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie [c’est-à-dire
l’agitation] refrène, que la prudence
arrête, mais qui reprend dans la solitude. Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons
dans un monde immense. L’immensité est
le mouvement de l’homme immobile. L’immensité est un des caractères
dynamiques de la rêverie tranquille. [8]»
La paresse d’Oblomov, loin d’être une indolence maladive, est donc un moyen
d’accès à l’immensité.
Or,
intensité et paresse sont-elles compatibles ? Gontcharov semble d’abord les
mettre en opposition : « on eût
vainement cherché à lire sur ses traits le moindre signe de volonté ou de
profondeurs d’esprit. » (p. 31) Or il ajoute aussitôt : « Sa
pensée voltigeait sur son visage comme un oiseau, tournoyait dans
son regard »(p. 31).
Ainsi à l’immobilité et à l’air béat d’Oblomov s’oppose l’image du mouvement de
la pensée comparée à un oiseau en plein vol. Cette comparaison filée, qui
apparaît dès la première page du roman, nous donne déjà l’intuition que
l’immobilité d’Oblomov est, au fond, pleine de vitalité. Certes, il ne s’agit
pas d’une vitalité sportive ou hygiéniste ; c’est une énergie de la
paresse, du rêve. En effet, dans cette tranquillité du foyer, nous retrouvons
un potentiel de rêverie tel que Gaston Bachelard les aimait. La paresse
d’Oblomov nous met corps et âme dans la
tranquillité [9],
dirons nous pour paraphraser Bachelard. Car corps et âme ne font plus qu’un ;
ou plutôt, le corps disparaît au profit des phénomènes de l’âme, notamment
grâce à la douceur de la robe de chambre persane d’Oblomov : « on n’y sent plus son corps » (p. 33),
lit-on. Et cette disparition du corps devient un moyen d’évasion, de
mouvement : « Chez lui, Oblomov
ne portait jamais ni cravate ni gilet, car il aimait la liberté et l’espace » (p. 33).
Et
en effet, Oblomov a des moments de fantaisie, et des rêves jaillissent de son
immobilité : « Tout à coup des
pensées s’embrasaient en lui, bouillonnaient dans sa tête comme des vagues dans
la mer. Et ces pensées grandissaient jusqu’à devenir des intentions, et son
sang s’échauffait, et ses muscles tressaillaient, et ses nerfs se tendaient, et
ses intentions déjà devenaient des aspirations. Alors, mû par la force morale,
Ilia Ilitch changeait de pose en une seule minute deux ou trois fois, se
soulevait à demi de son lit, et, les yeux brillants, étendait le bras,
promenait autour de lui un regard inspiré… Encore un peu, et l’aspiration se
transformerait à son tour en exploit… et alors, Seigneur !... Ah, que de
miracles, que de conséquences bienfaisantes ne pourrait-on attendre d’un pareil
effort ! » (pp. 108-109). Il y a donc bel et bien une vitalité de la paresse, vitalité à la fois psychique
et nerveuse : « Mais déjà le
matin revient, et avec lui la vie, l’agitation, les rêves. Et le voilà qui
s’imagine guerrier, héros invincible (…) Parfois aussi il se figure être un penseur, un grand artiste :
tout le monde s’incline devant lui, il moissonne des lauriers, la foule lui
fait cortège, elle l’acclame (…) C’est
ainsi qu’Oblomov dépensait ses forces morales. /Personne ne soupçonnait la vie intérieure
d’Ilia Ilitch : tous croyaient qu’il ne faisait que manger et dormir tout
son soûl (…)» (pp. 109-110). Voilà
pourquoi Oblomov a besoin de liberté et d’espace dans sa robe de chambre :
pour s’adonner à la rêverie. Depuis l’espace confortable de son appartement, il
parvient ainsi à recréer « [les) champs
et [les] vallons de son pays natal » (p. 121).
Grâce à l’immobilité et à la concentration contemplative qu’elle permet, il
parvient à faire coexister l’espace du logement et le fantasme bucolique et
nostalgique : « Il se vit, au
cours d’une soirée estivale, devant une table à thé, sous une voûte d’arbre que
le soleil ne pouvait franchir. Une longue pipe à la bouche, il aspire
paresseusement la fumée, jouit, pensif, du paysage qui se découvre à travers
les feuilles, et aussi de la fraîcheur, du silence. Au loin, les champs
jaunissent, le soleil descend derrière un bosquet de bouleaux familiers et
rougit l’étang, lisse comme une prairie [etc.] » (p.120). Un tel rêve bucolique ne peut être que synonyme de bonheur et de contentement.
En
outre, si l’on en croit J.-B. Pontalis dans L’homme
immobile (In Perdre de vue, cité par Pierre CAHNE dans la préface d’Oblomov),
l’immobilité d’Oblomov traduit en fait une volonté de ne pas s’éloigner de
l’enfance. Oblomov demeurerait immobile pour préserver le souvenir fragile de
son enfance campagnarde, comme quelqu’un qui se fige en craignant de renverser
le contenu liquide d’un récipient trop plein. Ou, plus qu’un véritable
souvenir, c’est une image fantasmée à laquelle songe Oblomov. Ainsi, quand on
lui demande de décrire son idéal de vie, plus qu’une image nostalgique, c’est
un Eden qui sort de la bouche d’Oblomov : « -Eh bien, je me lèverai le matin. Oblomov, ici, glissa les mains sous la
nuque, et une expression de repos se peignit sur son visage ; il était
déjà en esprit à la campagne. –Le temps serait magnifique, le ciel bleu ;
pas un seul nuage. (…) En attendant
que ma femme se réveille, je passerais ma robe de chambre et me promènerais au
jardin pour respirer l’air frais du matin (…) Je cueillerais un bouquet pour ma femme. Puis j’irais prendre un bain,
soit dans la baignoire, soit à la rivière » (p. 240) etc. : dans cette rêverie, nous faisons l’hypothèse qu’il est possible de voir
la paresse comme un refus de la condition humaine. En effet, dans cet extrait
Oblomov montre que s’il s’enferme chez lui c’est que le monde est trop dur,
trop froid pour lui : il fuit cette hostilité et rêve d’un pays de Cocagne
(« des pays inconnus où se produisent mille miracles, où coulent des rivières
de miel et de lait, où personne jamais ne travaille » (p. 166)).
Le travail n’est qu’une composante de cette hostilité du monde, sa forme
officielle. Dans la Bible, le travail est une des facettes de la malédiction de
l’homme : « le sol est maudit à
cause de toi. C’est avec peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours
de ta vie. (…) C’est à la sueur de
ton visage que tu mangeras du pain, et ce jusqu’à ce que tu retournes à la
terre » (Genèse, 3). L’abondance et le bien-être étaient à l’Eden ce
que le froid, l’inconfort, et le travail sont au monde après la Chute. Le
paresseux, c’est donc peut-être celui qui refuse cette malédiction. Oblomov, en
étant paresseux, enclenche un retour à l’Eden, ce dont témoigne l’extrait
ci-dessus. L’hypothèse est confirmée quelques pages plus loin : « Crois-tu vraiment que les autres ne désirent
pas ce que je désire ? Allons donc ! ajouta-t-il avec plus de
hardiesse. –Oui, le but de vos agitations, de vos passions, de vos guerres, de
votre commerce, de votre politique, n’est-il pas, quand tout est dit, le
repos ? N’aspirez-vous pas, les uns et les autres, à retrouver ce paradis
perdu ? » (p. 243). La paresse devient alors un véritable exploit, presque prométhéen ! Le
travail et l’agitation sont les conséquences de la Chute, et Oblomov avance à
contre-courant de cette Chute : il s’élève.
La
paresse devient donc, ici, un acte de sagesse et de refus: comme le surhomme
qui fait éclater les tables de valeurs (Nietzsche,
prologue de Zarathoustra, 9), Oblomov est « libre de l’heur servile, de dieux et de prières affranchi, impavide et
terrible, grand et solitaire [10]».
En rejetant l’agitation de la société, il en rejette les vices :
« -Mais
qu’est-ce qui ne te plaît pas à ce point ?
-Tout :
cette éternelle course des uns derrière les autres, cet éternel petit jeu des
passions, des avidités, des médisances, des coups d’épingle, des crocs-en-jambe
(…) Enfin, à écouter leurs
conversations, la tête vous tourne et l’on devient idiot à son tour. (…) Quel ennui, quel ennui ! Et où est
l’homme en tout cela ? Comment peut-il s’éclipser ainsi, et se monnayer en
mesquineries ? (…) Mais ils ne
vivent pas, ils volent simplement comme des mouches, sans cesse et dans tous
les sens, et bourdonnent, et bourdonnent… (…) Mais ils passent leur vie à dormir, ce sont des cadavres ! Je te
demande aussi en quoi je suis plus coupable qu’eux si je reste couché(…) » (p. 234)
Ainsi, la paresse
d’Oblomov est un véritable refus, une preuve de sagesse. Comme l’écrivait La
Rochefoucauld, « La paresse est une
béatitude de l’âme qui la console de toutes ses pertes et la fait renoncer à
toutes ses prétentions [11]» :
ne rien faire, c’est refuser le divertissement (au sens pascalien), et donc
accepter la condition humaine. « Tout le malheur des hommes
vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une
chambre[12] », écrivait Pascal.
Dès lors, l’oblomovtchina n’est plus
le symptôme d’une maladie, mais le remède aux maux qui rongent la société, à
savoir l’ennui, la mesquinerie, l’envie, la bêtise. Oblomov peut donc passer
pour un fainéant misanthrope, il est en fait un sage révolté.
Il n’est pas sans rappeler l’ouvrage
de Paul Lafargue, Le droit à la paresse,
qui s’insurge contre « cette folie [qu’]est l’amour du travail, la passion moribonde
du travail. [13]» Lafargue
remet en cause la valeur travail, qui épuise les hommes :
« Dans la société
capitaliste, le travail est la cause de
toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique.
Comparez le pur-sang des écuries de Rothschild, servi par une valetaille de
bimanes, à la lourde brute des fermes normandes, qui laboure la terre, chariote
le fumier, engrange la moisson. Regardez le noble sauvage que les missionnaires
du commerce et les commerçants de la religion n'ont pas encore corrompu avec le
christianisme, la syphilis et le dogme du travail, et regardez ensuite nos
misérables servants de machines. [14]»
Et, si le
travail épuise l’homme, comment peut-il être source de créativité ? Il
abrutit et aliène les hommes, leur enlève toute faculté intellectuelle !
En revanche, la paresse, l’oisiveté, le repos, préservent l’homme. Lafargue suggère
donc d’en faire le moins possible : « alors, non épuisés de corps et d’esprits, [les ouvriers] ils commenceront à pratiquer les vertus de
la paresse [15]».
Lafargue propose le contre-exemple du paysan américain, qui a su
profiter du machinisme pour pouvoir, enfin, commencer à jouir du repos :
« En Amérique, la
machine envahit toutes les branches de la production agricole, depuis la
fabrication du beurre jusqu'au sarclage des blés: pourquoi ? Parce que
l'Américain, libre et paresseux, aimerait mieux mille morts que la vie bovine
du paysan français. Le labourage, si pénible en notre glorieuse France, si
riche en courbatures, est, dans l'Ouest américain, un agréable passe-temps au
grand air que l'on prend assis, en fumant nonchalamment sa pipe.[16] »
Aux
filles et les femmes de fabrique,
chétives fleurs aux pâles couleurs, au sang sans rutilance, à l'estomac
délabré, aux membres alanguis, Lafargue oppose l’homme libre et paresseux ; à la vie bovine du
paysan français, il oppose l’agréable
passe-temps au grand air que l'on prend assis, en fumant nonchalamment sa pipe.
Oblomov est comparable à cet Américain libre
et paresseux.
Peut-on
parler pour autant d’une créativité de la
paresse ? Oblomov n’est pas un créateur, loin s’en faut. Néanmoins,
grâce à ce personnage, Gontcharov nous donne accès à une expérience forte, et
nous invite à réévaluer les notions de travail
et de repos au regard de ce que nous
appellerons le « potentiel énergétique » de chacune. Le travail
aliène et épuise tandis que la paresse exalte, vivifie et donne accès une sorte
de vérité de l’être humain. « Où est l’homme, dans tout cela ? »
demande Oblomov à au moins deux reprises (pages 51 et 234) quand il critique le
mode de vie de ses contemporains agités : l’affairement des hommes les
détourne de leur humanité. Il s’agit donc, pour Oblomov, d’être humain, de
rompre avec une existence gâtée, pervertie, dénaturée.
Qu’est-ce
donc que la créativité ? S’agit-il de se démener ? Non : il
s’agit avant tout, avec l’objectif d’accéder à une quelconque vérité, d’être humain : « La vraie vie, la vie éternelle est trouvée,-
elle n’est pas promise, elle est là, elle est en vous (…) Et quel malentendu
donc que ce mot de « génie » ! Toute notre notion
d’ « esprit », relevant de la culture, n’a, dans l’univers où
vit Jésus, absolument aucun sens. [17]»
Oblomov est un chercheur, pour ne pas dire un messie : il emprunte des
sentiers vierges, en quête d’une expérience de vie nouvelle, celle qu’il a
choisi pour lui-même et qui lui sied, la paresse. Cette expérience, nous pouvons
la voir comme un sursaut, comme une réaction face à l’affairisme, au travail
aliénant, à la « valeur travail ». Oblomov, comme Lafargue, comme
Russell dans Eloge de l’oisiveté,
comme un Thoreau dans Walden, entre
autres « anarcho-décroissants », s’insurge et propose une vie sans
effort ; il témoigne de la fin d’un fantasme de toute puissance, la fin du
modèle cartésien qui veut rendre l’homme comme
maître et possesseur de la nature (Descartes),
la fin de la confiance en l’avenir, de la croyance en un progrès et un
développement infini. Ne proposer qu’un
témoignage et une expérience : c’est là que se situe la créativité du
non-créateur. Si l’on voulait jouer sur les mots, on pourrait dire qu’à la
création, Oblomov préfère la
re-création : une expérience à la fois immobile, jouissive et riche,
comme nous l’avons vu, de multiples phénomènes, forces, énergies et mouvements.
(Article rédigé dans le cadre du séminaire Créativité de la crise II, d’Evelyne Grossman, Université Paris VII-Diderot)
Maxime Thomas
(Oblomov, Ivan
GONTCHAROV, Folio
Classique, traduction du russe par Arthur Adamov)
[1]
J.-B.-C. CHAUD, Morale de la Bible,
Volume II ; extraits de la Bible (Ecclésiaste, X, 18) ; Google
Books, http://books.google.fr/books?id=9Z1FAAAAIAAJ&pg=PA241&dq=paresse&hl=fr&sa=X&ei=EphHVIbXItP5aoqTgbgF&ved=0CDkQ6wEwBDgU#v=onepage&q=paresse&f=false,
consulté le 27/11//2014
[2]
La phrase de l’Ecclésiaste (X, 18) a pour sujet la paresse (pigritia), et non le paresseux.
J.-B.-C. Chaud oriente sa traduction dans l’intention de jeter la pierre aux
paresseux, plus que de prévenir les hommes contre un mal qui les guette.
[3]
Autre traduction : « Quand les
mains sont paresseuses, le toit s’effondre. » (Edition « Segond
21», Société biblique de Genève)
[4]« Péché de la tristesse et de la désolation spirituelle, dépression spirituelle (ennui, morosité, dégoût, abattement, manque d’enthousiasme et d’intérêt, etc.) »
(Wikipédia). Agamben, dans Stanze,
montre que ce mal fut particulièrement traqué au Moyen-âge auprès des moines de
monastère.
[5] Gaston
BACHELARD, La poétique de l’espace,
Paris, PUF Quadrige, 2012, p .52
[6] Gaston
BACHELARD, La poétique de l’espace,
Paris, PUF Quadrige, 2012, p .52
[7] Gaston
BACHELARD, La poétique de l’espace,
Paris, PUF Quadrige, 2012,, p. 53
[8] Gaston
BACHELARD, La poétique de l’espace,
Paris, PUF Quadrige, 2012, p. 169
[9] Gaston
BACHELARD, La poétique de l’espace,
Paris, 2012, p. 52
[10]
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris,
Folio essais, 2010, p. 142
[11]
François de LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions
ou Sentences et Maximes morales, 1664
[12] Blaise
PASCAL, Pensées, fragment 126, Paris,
Folio classiques, 1977, p. 118
[13] Paul
LAFARGUE, Le droit à la paresse,
Paris, Editions Allia, 1999, p. 11
[14] Paul
LAFARGUE, Le droit à la paresse,
Paris, Librairie Maspero, 1972, p. 121
[15] Paul
LAFARGUE, Le droit à la paresse,
Paris, Editions Allia, 1999, p. 51
[16] Paul
LAFARGUE, Le droit à la paresse,
Paris, Librairie Maspero, 1972, p. 144
[17]
NIETZSCHE, L’antéchrist, fragment 29,
GF Flammarion, 1996, Paris, p. 78