dimanche 24 mai 2015

Oblomov, d'Ivan Gontcharov





               La paresse est une maladie, dit-on. Elle est source d’ennui, d’indolence, de spleen.
             On la condamne. En revanche on fait du travail une valeur : notamment avec la révolution industrielle, Marx hisse le travail au statut d’essence de l’homme (Le capital). Le travail n’est plus seulement un simple moyen de production : c’est toute la noblesse de l’homme, avec ses facultés (l’intelligence, l’imagination, la volonté), qui se manifestent dans le travail. Et Hegel d’ajouter : « le travail rend libre » (Principes de la philosophie du droit, « Arbeit macht frei. »), expression reprise par le système concentrationnaire soviétique, dans une inscription à l’entrée d’un camp de travail !
                « Le paresseux laisse pourrir la charpente de son toît ; il pleut dans toute sa maison [1]» : J.-B.-C. Chaud, au XIXème, fait un relevé de citations bibliques afin de critiquer la paresse : sa traduction de la Bible en français trahit sa volonté de diffamer le paresseux[2]. Toutefois, dans cette citation[3], quelle que soit la traduction et les intentions du traducteur, il demeure un point essentiel : le paresseux n’est pas à l’abri. Sa maison prend l’eau : il ne peut donc pas s’y reposer, il ne peut pas en jouir : il est directement au contact de l’hostilité du monde (symbolisée ici par l’eau).       
                Toutefois, le paradoxe du travail, à la fois sanctifié et aliénant, nous invite à remettre en cause la notion de « valeur travail », et à faire l’hypothèse qu’il existe, implicite et cachée dans la littérature, une « valeur paresse ». L’exemple du roman Oblomov, de Gontcharov, en est peut-être la preuve. Notamment à la lecture de la première partie, nous y pourrons voir que l’immobilité du personnage, qui ne sort pas de chez lui et qui reste allongé dans son lit, en bon paresseux, balayant d’un revers de la main la vie sociale et les préoccupations pécuniaires, n’est pas forcément un vice cause d’acédie[4] ou de misère, ou d’une indolence maladive qui affaiblirait le corps et l’âme. Bien au contraire : en recourant notamment aux méthodes bachelardiennes qui étudient les énergies de la rêverie et du repos,nous tenterons de voir que, loin d’être une crise morbide ou pathologique, la paresse d’Oblomov peut être une formidable source de vitalité et, par extension, de créativité.


                Car il y a une jouissance de la paresse. Dès la première page du roman, le lecteur accède à une véritable expérience de vie : l’immobilité du personnage d’Oblomov. Celui-ci est tranquillement installé : « Dans la rue Gorokhovaïa, dans une de ces grandes maisons (…), était couché, un matin, dans son appartement et dans son lit, Ilia Ilitch Oblomov » (p. 31). Ce resserrement progressif du champ de vision (une sorte de zoom en avant), rendu évident par la répétition à quatre reprises de la préposition dans, semble placer le personnage au centre d’un vaste cosmos : telle la superposition des couches d’un oignon, l’atmosphère d’Oblomov est protégé. Ce paresseux est en sécurité : il n’a plus à craindre l’hostilité du monde extérieur (dont le travail et l’effort, ainsi que la sociabilité mondaine, et même la météo, sont les manifestations). Cela tombe bien, car Oblomov déteste le froid : dès qu’une connaissance vient lui rendre visite, à cinq ou six reprises, il a la même réaction : « N’approche pas, n’approche pas ! Tu viens du froid ! dit Oblomov, ramenant sur lui sa couverture » (p. 78) ; il préfère donc restez couché et ne pas sortir de chez lui, et quand on l’invite à sortir, il rechigne, en bon pantouflard : « J’ai peur de l’humidité, et comme le temps ne s’est pas encore remis au sec… (p.62). Comme l’écrivait Bachelard d’un texte « domestique » de Baudelaire, « Nous nous sentons placés au centre de protection de la maison du vallon, « emmaillotés », nous aussi, dans les tissus de l’hiver. Et nous avons bien chaud, parce qu’il fait froid dehors. [5]» Bachelard souligne le lien de causalité entre le froid extérieur (et donc l’hostilité du monde) et la chaleur du foyer du paresseux. Comme nous savons Oblomov protégé par les murs du logement, « l’hiver évoqué est un renforcement du bonheur d’hiver. [6]»
                Placer Oblomov au centre d’un cosmos (rue/maison/appartement/lit), qui plus est un cosmos hivernal, c’est affirmer avec puissance la force de l’existence du personnage. On pourrait croire a priori que la paresse est synonyme d’insignifiance, de mollesse, bref, de néant. Or, ici le paresseux est au centre : « On sent en action une négation cosmique par l’universelle blancheur. Le rêveur de maison sait tout cela, sent tout cela, et par la diminution d’être du monde extérieur il connaît une augmentation d’intensité de toutes les valeurs d’intimité. [7]» Dès lors peut-on dire que l’oblomovtchina est une maladie, une déperdition ? Bien au contraire : le roman de Gontcharov propose plutôt une valorisation de la paresse, qui passe par une intensification de l’être immobile.
                Car l’immobilité est synonyme de constance, pour ne pas dire de consubstantialité ; et quand le mondain Volkov énonce les nombreuses visites qu’il doit encore faire à travers la ville dans la journée, Oblomov s’indigne : « -Dix endroits en un seul jour ! le malheureux (…) Ce n’est pas une vie. Il haussa les épaules. –Où est l’homme, dans tout cela ? Pourquoi se fragmente-t-il, s’éparpille-t-il ainsi ? (…) Le malheureux ! conclut-il, s’allongeant sur le dos et se réjouissant de n’avoir aucun de ces désirs et de ces vaines pensées, de ne pas se démener, en somme, mais de rester étendu, gardant ainsi sa dignité humaine et son repos. » (p. 51) Car il faut demeurer immobile pour pouvoir être serein avoir une vie intellectuelle créative et fertile : il faut pouvoir se laisser envahir par la rêverie. C’est dans cette rêverie que l’immensité, c’est-à-dire toute la noblesse imaginative de l’homme se déploie : « L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie [c’est-à-dire l’agitation] refrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. L’immensité est un des caractères dynamiques de la rêverie tranquille. [8]» La paresse d’Oblomov, loin d’être une indolence maladive, est donc un moyen d’accès à l’immensité.
                Or, intensité et paresse sont-elles compatibles ? Gontcharov semble d’abord les mettre en opposition : « on eût vainement cherché à lire sur ses traits le moindre signe de volonté ou de profondeurs d’esprit. » (p. 31) Or il ajoute aussitôt : « Sa pensée voltigeait sur son visage comme un oiseau, tournoyait dans son regard »(p. 31). Ainsi à l’immobilité et à l’air béat d’Oblomov s’oppose l’image du mouvement de la pensée comparée à un oiseau en plein vol. Cette comparaison filée, qui apparaît dès la première page du roman, nous donne déjà l’intuition que l’immobilité d’Oblomov est, au fond, pleine de vitalité. Certes, il ne s’agit pas d’une vitalité sportive ou hygiéniste ; c’est une énergie de la paresse, du rêve. En effet, dans cette tranquillité du foyer, nous retrouvons un potentiel de rêverie tel que Gaston Bachelard les aimait. La paresse d’Oblomov nous met corps et âme dans la tranquillité [9], dirons nous pour paraphraser Bachelard. Car corps et âme ne font plus qu’un ; ou plutôt, le corps disparaît au profit des phénomènes de l’âme, notamment grâce à la douceur de la robe de chambre persane d’Oblomov : « on n’y sent plus son corps » (p. 33), lit-on. Et cette disparition du corps devient un moyen d’évasion, de mouvement : « Chez lui, Oblomov ne portait jamais ni cravate ni gilet, car il aimait la liberté et l’espace » (p. 33).
                Et en effet, Oblomov a des moments de fantaisie, et des rêves jaillissent de son immobilité : « Tout à coup des pensées s’embrasaient en lui, bouillonnaient dans sa tête comme des vagues dans la mer. Et ces pensées grandissaient jusqu’à devenir des intentions, et son sang s’échauffait, et ses muscles tressaillaient, et ses nerfs se tendaient, et ses intentions déjà devenaient des aspirations. Alors, mû par la force morale, Ilia Ilitch changeait de pose en une seule minute deux ou trois fois, se soulevait à demi de son lit, et, les yeux brillants, étendait le bras, promenait autour de lui un regard inspiré… Encore un peu, et l’aspiration se transformerait à son tour en exploit… et alors, Seigneur !... Ah, que de miracles, que de conséquences bienfaisantes ne pourrait-on attendre d’un pareil effort ! » (pp. 108-109). Il y a donc bel et bien une vitalité de la paresse, vitalité à la fois psychique et nerveuse : « Mais déjà le matin revient, et avec lui la vie, l’agitation, les rêves. Et le voilà qui s’imagine guerrier, héros invincible (…) Parfois aussi il se figure être un penseur, un grand artiste : tout le monde s’incline devant lui, il moissonne des lauriers, la foule lui fait cortège, elle l’acclame (…) C’est ainsi qu’Oblomov dépensait ses forces morales. /Personne ne soupçonnait la vie intérieure d’Ilia Ilitch : tous croyaient qu’il ne faisait que manger et dormir tout son soûl (…)»  (pp. 109-110). Voilà pourquoi Oblomov a besoin de liberté et d’espace dans sa robe de chambre : pour s’adonner à la rêverie. Depuis l’espace confortable de son appartement, il parvient ainsi à recréer « [les) champs et [les] vallons de son pays natal » (p. 121). Grâce à l’immobilité et à la concentration contemplative qu’elle permet, il parvient à faire coexister l’espace du logement et le fantasme bucolique et nostalgique : « Il se vit, au cours d’une soirée estivale, devant une table à thé, sous une voûte d’arbre que le soleil ne pouvait franchir. Une longue pipe à la bouche, il aspire paresseusement la fumée, jouit, pensif, du paysage qui se découvre à travers les feuilles, et aussi de la fraîcheur, du silence. Au loin, les champs jaunissent, le soleil descend derrière un bosquet de bouleaux familiers et rougit l’étang, lisse comme une prairie [etc.] » (p.120). Un tel rêve bucolique ne peut être que synonyme de bonheur et de contentement.
                En outre, si l’on en croit J.-B. Pontalis dans L’homme immobile (In Perdre de vue, cité par Pierre CAHNE dans la préface d’Oblomov), l’immobilité d’Oblomov traduit en fait une volonté de ne pas s’éloigner de l’enfance. Oblomov demeurerait immobile pour préserver le souvenir fragile de son enfance campagnarde, comme quelqu’un qui se fige en craignant de renverser le contenu liquide d’un récipient trop plein. Ou, plus qu’un véritable souvenir, c’est une image fantasmée à laquelle songe Oblomov. Ainsi, quand on lui demande de décrire son idéal de vie, plus qu’une image nostalgique, c’est un Eden qui sort de la bouche d’Oblomov : « -Eh bien, je me lèverai le matin. Oblomov, ici, glissa les mains sous la nuque, et une expression de repos se peignit sur son visage ; il était déjà en esprit à la campagne. –Le temps serait magnifique, le ciel bleu ; pas un seul nuage. (…) En attendant que ma femme se réveille, je passerais ma robe de chambre et me promènerais au jardin pour respirer l’air frais du matin (…) Je cueillerais un bouquet pour ma femme. Puis j’irais prendre un bain, soit dans la baignoire, soit à la rivière » (p. 240) etc. : dans cette rêverie, nous faisons l’hypothèse qu’il est possible de voir la paresse comme un refus de la condition humaine. En effet, dans cet extrait Oblomov montre que s’il s’enferme chez lui c’est que le monde est trop dur, trop froid pour lui : il fuit cette hostilité et rêve d’un pays de Cocagne (« des pays inconnus où se produisent mille miracles, où coulent des rivières de miel et de lait, où personne jamais ne travaille » (p. 166)). Le travail n’est qu’une composante de cette hostilité du monde, sa forme officielle. Dans la Bible, le travail est une des facettes de la malédiction de l’homme : « le sol est maudit à cause de toi. C’est avec peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. (…) C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, et ce jusqu’à ce que tu retournes à la terre » (Genèse, 3). L’abondance et le bien-être étaient à l’Eden ce que le froid, l’inconfort, et le travail sont au monde après la Chute. Le paresseux, c’est donc peut-être celui qui refuse cette malédiction. Oblomov, en étant paresseux, enclenche un retour à l’Eden, ce dont témoigne l’extrait ci-dessus. L’hypothèse est confirmée quelques pages plus loin : « Crois-tu vraiment que les autres ne désirent pas ce que je désire ? Allons donc ! ajouta-t-il avec plus de hardiesse. –Oui, le but de vos agitations, de vos passions, de vos guerres, de votre commerce, de votre politique, n’est-il pas, quand tout est dit, le repos ? N’aspirez-vous pas, les uns et les autres, à retrouver ce paradis perdu ? » (p. 243). La paresse devient alors un véritable exploit, presque prométhéen ! Le travail et l’agitation sont les conséquences de la Chute, et Oblomov avance à contre-courant de cette Chute : il s’élève.
                La paresse devient donc, ici, un acte de sagesse et de refus: comme le surhomme qui fait éclater les tables de valeurs (Nietzsche, prologue de Zarathoustra, 9), Oblomov est « libre de l’heur servile, de dieux et de prières affranchi, impavide et terrible, grand et solitaire [10]». En rejetant l’agitation de la société, il en rejette les vices :
«   -Mais qu’est-ce qui ne te plaît pas à ce point ?
      -Tout : cette éternelle course des uns derrière les autres, cet éternel petit jeu des passions, des avidités, des médisances, des coups d’épingle, des crocs-en-jambe (…) Enfin, à écouter leurs conversations, la tête vous tourne et l’on devient idiot à son tour. (…) Quel ennui, quel ennui ! Et où est l’homme en tout cela ? Comment peut-il s’éclipser ainsi, et se monnayer en mesquineries ? (…) Mais ils ne vivent pas, ils volent simplement comme des mouches, sans cesse et dans tous les sens, et bourdonnent, et bourdonnent… (…) Mais ils passent leur vie à dormir, ce sont des cadavres ! Je te demande aussi en quoi je suis plus coupable qu’eux si je reste couché(…) » (p. 234)

                Ainsi, la paresse d’Oblomov est un véritable refus, une preuve de sagesse. Comme l’écrivait La Rochefoucauld, « La paresse est une béatitude de l’âme qui la console de toutes ses pertes et la fait renoncer à toutes ses prétentions [11]» : ne rien faire, c’est refuser le divertissement (au sens pascalien), et donc accepter la condition humaine. « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre[12] », écrivait Pascal. Dès lors, l’oblomovtchina n’est plus le symptôme d’une maladie, mais le remède aux maux qui rongent la société, à savoir l’ennui, la mesquinerie, l’envie, la bêtise. Oblomov peut donc passer pour un fainéant misanthrope, il est en fait un sage révolté.
                Il n’est pas sans rappeler l’ouvrage de Paul Lafargue, Le droit à la paresse, qui s’insurge contre « cette folie [qu’]est l’amour du travail, la passion moribonde du travail[13]» Lafargue remet en cause la valeur travail, qui épuise les hommes : 
« Dans la société capitaliste, le travail est la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique. Comparez le pur-sang des écuries de Rothschild, servi par une valetaille de bimanes, à la lourde brute des fermes normandes, qui laboure la terre, chariote le fumier, engrange la moisson. Regardez le noble sauvage que les missionnaires du commerce et les commerçants de la religion n'ont pas encore corrompu avec le christianisme, la syphilis et le dogme du travail, et regardez ensuite nos misérables servants de machines. [14]»
Et, si le travail épuise l’homme, comment peut-il être source de créativité ? Il abrutit et aliène les hommes, leur enlève toute faculté intellectuelle ! En revanche, la paresse, l’oisiveté, le repos, préservent l’homme. Lafargue suggère donc d’en faire le moins possible : « alors, non épuisés de corps et d’esprits, [les ouvriers] ils commenceront à pratiquer les vertus de la paresse [15]». Lafargue propose le contre-exemple du paysan américain, qui a su profiter du machinisme pour pouvoir, enfin, commencer à jouir du repos :

« En Amérique, la machine envahit toutes les branches de la production agricole, depuis la fabrication du beurre jusqu'au sarclage des blés: pourquoi ? Parce que l'Américain, libre et paresseux, aimerait mieux mille morts que la vie bovine du paysan français. Le labourage, si pénible en notre glorieuse France, si riche en courbatures, est, dans l'Ouest américain, un agréable passe-temps au grand air que l'on prend assis, en fumant nonchalamment sa pipe.[16] »

                Aux filles et les femmes de fabrique, chétives fleurs aux pâles couleurs, au sang sans rutilance, à l'estomac délabré, aux membres alanguis, Lafargue oppose l’homme libre et paresseux ; à la vie bovine du paysan français, il oppose l’agréable passe-temps au grand air que l'on prend assis, en fumant nonchalamment sa pipe. Oblomov est comparable à cet Américain libre et paresseux.
               
                Peut-on parler pour autant d’une créativité de la paresse ? Oblomov n’est pas un créateur, loin s’en faut. Néanmoins, grâce à ce personnage, Gontcharov nous donne accès à une expérience forte, et nous invite à réévaluer les notions de travail et de repos au regard de ce que nous appellerons le « potentiel énergétique » de chacune. Le travail aliène et épuise tandis que la paresse exalte, vivifie et donne accès une sorte de vérité de l’être humain. « Où est l’homme, dans tout cela ? » demande Oblomov à au moins deux reprises (pages 51 et 234) quand il critique le mode de vie de ses contemporains agités : l’affairement des hommes les détourne de leur humanité. Il s’agit donc, pour Oblomov, d’être humain, de rompre avec une existence gâtée, pervertie, dénaturée. 

               
                Qu’est-ce donc que la créativité ? S’agit-il de se démener ? Non : il s’agit avant tout, avec l’objectif d’accéder à une quelconque vérité, d’être humain : « La vraie vie, la vie éternelle est trouvée,- elle n’est pas promise, elle est là, elle est en vous (…) Et quel malentendu donc que ce mot de « génie » ! Toute notre notion d’ « esprit », relevant de la culture, n’a, dans l’univers où vit Jésus, absolument aucun sens. [17]» Oblomov est un chercheur, pour ne pas dire un messie : il emprunte des sentiers vierges, en quête d’une expérience de vie nouvelle, celle qu’il a choisi pour lui-même et qui lui sied, la paresse. Cette expérience, nous pouvons la voir comme un sursaut, comme une réaction face à l’affairisme, au travail aliénant, à la « valeur travail ». Oblomov, comme Lafargue, comme Russell dans Eloge de l’oisiveté, comme un Thoreau dans Walden, entre autres « anarcho-décroissants », s’insurge et propose une vie sans effort ; il témoigne de la fin d’un fantasme de toute puissance, la fin du modèle cartésien qui veut rendre l’homme comme maître et possesseur de la nature (Descartes), la fin de la confiance en l’avenir, de la croyance en un progrès et un développement infini. Ne proposer qu’un témoignage et une expérience : c’est là que se situe la créativité du non-créateur. Si l’on voulait jouer sur les mots, on pourrait dire qu’à la création, Oblomov préfère la    re-création : une expérience à la fois immobile, jouissive et riche, comme nous l’avons vu, de multiples phénomènes, forces, énergies et mouvements.

(Article rédigé dans le cadre du séminaire Créativité de la crise II, d’Evelyne Grossman, Université Paris VII-Diderot)

Maxime Thomas
(Oblomov, Ivan GONTCHAROV, Folio Classique, traduction du russe par Arthur Adamov)




[1] J.-B.-C. CHAUD, Morale de la Bible, Volume II ; extraits de la Bible (Ecclésiaste, X, 18) ; Google Books, http://books.google.fr/books?id=9Z1FAAAAIAAJ&pg=PA241&dq=paresse&hl=fr&sa=X&ei=EphHVIbXItP5aoqTgbgF&ved=0CDkQ6wEwBDgU#v=onepage&q=paresse&f=false, consulté le 27/11//2014 
[2] La phrase de l’Ecclésiaste (X, 18) a pour sujet la paresse (pigritia), et non le paresseux. J.-B.-C. Chaud oriente sa traduction dans l’intention de jeter la pierre aux paresseux, plus que de prévenir les hommes contre un mal qui les guette.
[3] Autre traduction : « Quand les mains sont paresseuses, le toit s’effondre. » (Edition « Segond 21», Société biblique de Genève)
[4]« Péché de la tristesse et de la désolation spirituelle, dépression spirituelle (ennui, morosité, dégoût,  abattement, manque d’enthousiasme et d’intérêt, etc.) » (Wikipédia). Agamben, dans Stanze, montre que ce mal fut particulièrement traqué au Moyen-âge auprès des moines de monastère.
[5] Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, PUF Quadrige, 2012, p .52
[6] Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, PUF Quadrige, 2012, p .52
[7] Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, PUF Quadrige, 2012,, p. 53
[8] Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, PUF Quadrige, 2012, p. 169
[9] Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, 2012, p. 52
[10] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Folio essais, 2010, p. 142
[11] François de LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, 1664
[12] Blaise PASCAL, Pensées, fragment 126, Paris, Folio classiques, 1977, p. 118
[13] Paul LAFARGUE, Le droit à la paresse, Paris, Editions Allia, 1999, p. 11
[14] Paul LAFARGUE, Le droit à la paresse, Paris, Librairie Maspero, 1972, p. 121
[15] Paul LAFARGUE, Le droit à la paresse, Paris, Editions Allia, 1999, p. 51
[16] Paul LAFARGUE, Le droit à la paresse, Paris, Librairie Maspero, 1972, p. 144
[17] NIETZSCHE, L’antéchrist, fragment 29, GF Flammarion, 1996, Paris, p. 78

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