dimanche 24 mars 2019

Le lion, de Joseph Kessel


Le lion raconte le séjour de quelques jours de l'auteur dans un Parc Royal du Kenya. Il y rencontre l'administrateur du parc, John Bullit, son épouse Sybil, et surtout sa jeune fille Patricia. Le père lui fait découvrir la magnificence du parc, et la fillette lui fait voir de près son pouvoir presque magique sur les animaux de la jungle, et surtout sur King, un lion puissant avec lequel elle entretient une forte amitié, relation qui suscite l'admiration du visiteur.
Deux axes majeurs dans la critique de ce roman : d'une part, une exaltation vieillie de la vie sauvage africaine (incarnée par la figure du lion), d'autre part, la mise en scène d'une fracture entre le "sauvage" et le "civilisé", symbolisée par une divergence de sensibilité entre la mère et la fille.
Ceux de ma génération ont déjà l'imagination pleine de la savane africaine: nous avons vu mille fois Le Roi lion de Disney. Par ce film et d'autres encore, le Kenya et les neiges du Kilimandjaro n'ont pas de secrets pour nous, qui avons grandi avec moult images de la brousse, de la négritude, des danses tribales, des zèbres et des éléphants. Aussi, il faut bien avouer que Le lion ne nous apportera rien. Kessel dit explicitement que l'objectif de son livre est de nous faire découvrir le Kenya, dans un dialogue avec Patricia:
"-Je me demande ce que vous faites en général dans la vie.
-Je voyage... je regarde, lui dis-je. C'est très amusant.
-Assurément, dit Patricia. Mais c'est tout?
-Non... Après, j'écris.
-Quoi?
-Ce que j'ai vu en voyage.
-Pourquoi?
-Pour les gens qui ne peuvent pas voyager." (p. 192)
Eh bien, malgré cela, pour le lecteur d'aujourd'hui curieux de voir du pays sans avoir à  brûler du kérosène, je ne recommande  pas la lecture du Lion. C'est un livre affreusement vieilli, qui cherche à nous faire voir des choses que nous connaissons déjà, que nous avons déjà vécu par procuration, et plus intensément. Certes, quelques belles images nous passeront sous les yeux ("Le soleil encore doux prenait en écharpe les champs de neige qui s'étageaient au sommet du Kilimandjaro. La brise du matin jouait avec les dernières nuées. Tamisées par ce qui restait de brume, les abreuvoirs et les pâturages qui foisonnaient de mufles et de naseaux, de flancs sombres, dorés, rayés, de cornes droites, aiguës, arquées ou massives, et de trompes et de défenses, composaient une tapisserie fabuleuse suspendue à la grande montagne d'Afrique." (pp. 15-16)). Certes on pourra apprendre deux ou trois trucs, par exemple sur les traditions des Massaïs, et certes, on trouvera presque un fond de pensée écologiste, suggérant que l'homme ne doit pas interférer dans les lois de la nature. Mais on en apprend moins qu'en visionnant un bon reportage de 360° Géo, et le propos écolo est malheureusement terni par l'information suivante, qui gâche tout : le pouvoir de Patricia sur King n'a rien de magique, King ayant été recueilli par les Bullit après avoir été abandonné des siens. Ce n'est donc pas un animal sauvage, mais un lion domestique. Autant dire qu'en guise de Roi des animaux, on a vu mieux que ce gros matou. En outre, c'est un livre vieilli notamment pour ce qui concerne la vision des Noirs qui y est donnée, qui touche au racisme bienveillant. Joseph Kessel, dans sa volonté de dépeindre une Afrique splendide parce que sauvage (le contraire de notre Europe urbaine)  reprend une sorte de hiérarchie dans laquelle on ne peut plus tomber aujourd'hui : il y aurait l'Homme, le Nègre, et l'animal. Les Noirs seraient admirables parce qu'ils seraient "sauvages", "primitifs". Ce mythe du bon Nègre ne peut plus, aujourd'hui, être accepté naïvement. D'où une réticence, d'emblée, à rentrer dans cette exaltation de la superbe vie sauvage. Et puis, mince, Kessel n'y va pas avec des pinces à sucre : tout est lourd, dans la récurrence des comparaisons entre l'homme, qu'il soit blanc ou noir, et l'animal! Il est à X reprises fait mention des cheveux roux de John Bullit (tiens tiens, c'est qu'il a des airs de lion eh, ce père de famille viril et doux à la fois), et de son "mufle" que sa fille caresse de la même manière qu'elle caresse le mufle de King. Bref, des lourdeurs impardonnables dans ce récit de safari.
Pour dire à quel point ce roman est insistant, il n'est qu'à constater que sa composition n'est rien d'autre qu'une alternance entre les scènes de brousse (des Nègres et des bêtes) et les scènes domestiques, qui prennent place essentiellement dans le bungalow des Bullit, et sur lesquelles règne la figure féminine de Sybil Bullit. Celle-ci est l'inverse de son époux et de sa fille, elle est nostalgique de sa bonne vieille Angleterre, elle carbure au thé, à la marmelade et aux napperons cosy, elle interroge le personnage du narrateur sur les dernières tendances européennes et sur les pièces de théâtre en vogue, et elle souhaite pour sa fille de devenir un jour une vraie petite citadine, digne d'un Londres à la victorienne. Aussi, voir sa fille vivre en sauvageonne et se lier d'amitié avec un foutu lion, un monstre de la jungle, ça la rend malade. Soit. C'est une bonne idée de la part de Kessel de mettre en scène cette divergence de sensibilité entre la mère et les siens, allégories de la vieille Europe et de la belle Afrique, mais, bon sang, quelle insistance dans la façon de faire! Innombrables sont les scènes où l'on voit les membres de la famille se retrouver et recommencer systématiquement le même numéro : Sybil Bullit converse avec l'auteur de la vie "civilisée" et trouve dans ces évocations un peu de répit face à la brousse, et paf, John ou Patricia Bullit débarquent et font surgir le sauvage dans ce moment, et alors Sybil est désabusée, et met ses lunettes noires pour masquer son désarroi.
Je jure solennellement que tout le roman n'est fait que de la pauvre alternance de ces deux types de scènes, et la lecture en est très pénible. Kessel se répète à un point que ce n'en est pas supportable. Aussi, on l'aura compris, évitez la lecture de ce roman, dont je vous ai déjà dévoilé les minces ressorts. Revoyez le Roi lion, regardez un documentaire animalier, n'importe, mais laissez tomber le livre de Kessel dans l'oubli qu'il mériterait.

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