dimanche 24 mars 2019

Le lion, de Joseph Kessel


Le lion raconte le séjour de quelques jours de l'auteur dans un Parc Royal du Kenya. Il y rencontre l'administrateur du parc, John Bullit, son épouse Sybil, et surtout sa jeune fille Patricia. Le père lui fait découvrir la magnificence du parc, et la fillette lui fait voir de près son pouvoir presque magique sur les animaux de la jungle, et surtout sur King, un lion puissant avec lequel elle entretient une forte amitié, relation qui suscite l'admiration du visiteur.
Deux axes majeurs dans la critique de ce roman : d'une part, une exaltation vieillie de la vie sauvage africaine (incarnée par la figure du lion), d'autre part, la mise en scène d'une fracture entre le "sauvage" et le "civilisé", symbolisée par une divergence de sensibilité entre la mère et la fille.
Ceux de ma génération ont déjà l'imagination pleine de la savane africaine: nous avons vu mille fois Le Roi lion de Disney. Par ce film et d'autres encore, le Kenya et les neiges du Kilimandjaro n'ont pas de secrets pour nous, qui avons grandi avec moult images de la brousse, de la négritude, des danses tribales, des zèbres et des éléphants. Aussi, il faut bien avouer que Le lion ne nous apportera rien. Kessel dit explicitement que l'objectif de son livre est de nous faire découvrir le Kenya, dans un dialogue avec Patricia:
"-Je me demande ce que vous faites en général dans la vie.
-Je voyage... je regarde, lui dis-je. C'est très amusant.
-Assurément, dit Patricia. Mais c'est tout?
-Non... Après, j'écris.
-Quoi?
-Ce que j'ai vu en voyage.
-Pourquoi?
-Pour les gens qui ne peuvent pas voyager." (p. 192)
Eh bien, malgré cela, pour le lecteur d'aujourd'hui curieux de voir du pays sans avoir à  brûler du kérosène, je ne recommande  pas la lecture du Lion. C'est un livre affreusement vieilli, qui cherche à nous faire voir des choses que nous connaissons déjà, que nous avons déjà vécu par procuration, et plus intensément. Certes, quelques belles images nous passeront sous les yeux ("Le soleil encore doux prenait en écharpe les champs de neige qui s'étageaient au sommet du Kilimandjaro. La brise du matin jouait avec les dernières nuées. Tamisées par ce qui restait de brume, les abreuvoirs et les pâturages qui foisonnaient de mufles et de naseaux, de flancs sombres, dorés, rayés, de cornes droites, aiguës, arquées ou massives, et de trompes et de défenses, composaient une tapisserie fabuleuse suspendue à la grande montagne d'Afrique." (pp. 15-16)). Certes on pourra apprendre deux ou trois trucs, par exemple sur les traditions des Massaïs, et certes, on trouvera presque un fond de pensée écologiste, suggérant que l'homme ne doit pas interférer dans les lois de la nature. Mais on en apprend moins qu'en visionnant un bon reportage de 360° Géo, et le propos écolo est malheureusement terni par l'information suivante, qui gâche tout : le pouvoir de Patricia sur King n'a rien de magique, King ayant été recueilli par les Bullit après avoir été abandonné des siens. Ce n'est donc pas un animal sauvage, mais un lion domestique. Autant dire qu'en guise de Roi des animaux, on a vu mieux que ce gros matou. En outre, c'est un livre vieilli notamment pour ce qui concerne la vision des Noirs qui y est donnée, qui touche au racisme bienveillant. Joseph Kessel, dans sa volonté de dépeindre une Afrique splendide parce que sauvage (le contraire de notre Europe urbaine)  reprend une sorte de hiérarchie dans laquelle on ne peut plus tomber aujourd'hui : il y aurait l'Homme, le Nègre, et l'animal. Les Noirs seraient admirables parce qu'ils seraient "sauvages", "primitifs". Ce mythe du bon Nègre ne peut plus, aujourd'hui, être accepté naïvement. D'où une réticence, d'emblée, à rentrer dans cette exaltation de la superbe vie sauvage. Et puis, mince, Kessel n'y va pas avec des pinces à sucre : tout est lourd, dans la récurrence des comparaisons entre l'homme, qu'il soit blanc ou noir, et l'animal! Il est à X reprises fait mention des cheveux roux de John Bullit (tiens tiens, c'est qu'il a des airs de lion eh, ce père de famille viril et doux à la fois), et de son "mufle" que sa fille caresse de la même manière qu'elle caresse le mufle de King. Bref, des lourdeurs impardonnables dans ce récit de safari.
Pour dire à quel point ce roman est insistant, il n'est qu'à constater que sa composition n'est rien d'autre qu'une alternance entre les scènes de brousse (des Nègres et des bêtes) et les scènes domestiques, qui prennent place essentiellement dans le bungalow des Bullit, et sur lesquelles règne la figure féminine de Sybil Bullit. Celle-ci est l'inverse de son époux et de sa fille, elle est nostalgique de sa bonne vieille Angleterre, elle carbure au thé, à la marmelade et aux napperons cosy, elle interroge le personnage du narrateur sur les dernières tendances européennes et sur les pièces de théâtre en vogue, et elle souhaite pour sa fille de devenir un jour une vraie petite citadine, digne d'un Londres à la victorienne. Aussi, voir sa fille vivre en sauvageonne et se lier d'amitié avec un foutu lion, un monstre de la jungle, ça la rend malade. Soit. C'est une bonne idée de la part de Kessel de mettre en scène cette divergence de sensibilité entre la mère et les siens, allégories de la vieille Europe et de la belle Afrique, mais, bon sang, quelle insistance dans la façon de faire! Innombrables sont les scènes où l'on voit les membres de la famille se retrouver et recommencer systématiquement le même numéro : Sybil Bullit converse avec l'auteur de la vie "civilisée" et trouve dans ces évocations un peu de répit face à la brousse, et paf, John ou Patricia Bullit débarquent et font surgir le sauvage dans ce moment, et alors Sybil est désabusée, et met ses lunettes noires pour masquer son désarroi.
Je jure solennellement que tout le roman n'est fait que de la pauvre alternance de ces deux types de scènes, et la lecture en est très pénible. Kessel se répète à un point que ce n'en est pas supportable. Aussi, on l'aura compris, évitez la lecture de ce roman, dont je vous ai déjà dévoilé les minces ressorts. Revoyez le Roi lion, regardez un documentaire animalier, n'importe, mais laissez tomber le livre de Kessel dans l'oubli qu'il mériterait.

dimanche 24 mai 2015

Oblomov, d'Ivan Gontcharov





               La paresse est une maladie, dit-on. Elle est source d’ennui, d’indolence, de spleen.
             On la condamne. En revanche on fait du travail une valeur : notamment avec la révolution industrielle, Marx hisse le travail au statut d’essence de l’homme (Le capital). Le travail n’est plus seulement un simple moyen de production : c’est toute la noblesse de l’homme, avec ses facultés (l’intelligence, l’imagination, la volonté), qui se manifestent dans le travail. Et Hegel d’ajouter : « le travail rend libre » (Principes de la philosophie du droit, « Arbeit macht frei. »), expression reprise par le système concentrationnaire soviétique, dans une inscription à l’entrée d’un camp de travail !
                « Le paresseux laisse pourrir la charpente de son toît ; il pleut dans toute sa maison [1]» : J.-B.-C. Chaud, au XIXème, fait un relevé de citations bibliques afin de critiquer la paresse : sa traduction de la Bible en français trahit sa volonté de diffamer le paresseux[2]. Toutefois, dans cette citation[3], quelle que soit la traduction et les intentions du traducteur, il demeure un point essentiel : le paresseux n’est pas à l’abri. Sa maison prend l’eau : il ne peut donc pas s’y reposer, il ne peut pas en jouir : il est directement au contact de l’hostilité du monde (symbolisée ici par l’eau).       
                Toutefois, le paradoxe du travail, à la fois sanctifié et aliénant, nous invite à remettre en cause la notion de « valeur travail », et à faire l’hypothèse qu’il existe, implicite et cachée dans la littérature, une « valeur paresse ». L’exemple du roman Oblomov, de Gontcharov, en est peut-être la preuve. Notamment à la lecture de la première partie, nous y pourrons voir que l’immobilité du personnage, qui ne sort pas de chez lui et qui reste allongé dans son lit, en bon paresseux, balayant d’un revers de la main la vie sociale et les préoccupations pécuniaires, n’est pas forcément un vice cause d’acédie[4] ou de misère, ou d’une indolence maladive qui affaiblirait le corps et l’âme. Bien au contraire : en recourant notamment aux méthodes bachelardiennes qui étudient les énergies de la rêverie et du repos,nous tenterons de voir que, loin d’être une crise morbide ou pathologique, la paresse d’Oblomov peut être une formidable source de vitalité et, par extension, de créativité.


                Car il y a une jouissance de la paresse. Dès la première page du roman, le lecteur accède à une véritable expérience de vie : l’immobilité du personnage d’Oblomov. Celui-ci est tranquillement installé : « Dans la rue Gorokhovaïa, dans une de ces grandes maisons (…), était couché, un matin, dans son appartement et dans son lit, Ilia Ilitch Oblomov » (p. 31). Ce resserrement progressif du champ de vision (une sorte de zoom en avant), rendu évident par la répétition à quatre reprises de la préposition dans, semble placer le personnage au centre d’un vaste cosmos : telle la superposition des couches d’un oignon, l’atmosphère d’Oblomov est protégé. Ce paresseux est en sécurité : il n’a plus à craindre l’hostilité du monde extérieur (dont le travail et l’effort, ainsi que la sociabilité mondaine, et même la météo, sont les manifestations). Cela tombe bien, car Oblomov déteste le froid : dès qu’une connaissance vient lui rendre visite, à cinq ou six reprises, il a la même réaction : « N’approche pas, n’approche pas ! Tu viens du froid ! dit Oblomov, ramenant sur lui sa couverture » (p. 78) ; il préfère donc restez couché et ne pas sortir de chez lui, et quand on l’invite à sortir, il rechigne, en bon pantouflard : « J’ai peur de l’humidité, et comme le temps ne s’est pas encore remis au sec… (p.62). Comme l’écrivait Bachelard d’un texte « domestique » de Baudelaire, « Nous nous sentons placés au centre de protection de la maison du vallon, « emmaillotés », nous aussi, dans les tissus de l’hiver. Et nous avons bien chaud, parce qu’il fait froid dehors. [5]» Bachelard souligne le lien de causalité entre le froid extérieur (et donc l’hostilité du monde) et la chaleur du foyer du paresseux. Comme nous savons Oblomov protégé par les murs du logement, « l’hiver évoqué est un renforcement du bonheur d’hiver. [6]»
                Placer Oblomov au centre d’un cosmos (rue/maison/appartement/lit), qui plus est un cosmos hivernal, c’est affirmer avec puissance la force de l’existence du personnage. On pourrait croire a priori que la paresse est synonyme d’insignifiance, de mollesse, bref, de néant. Or, ici le paresseux est au centre : « On sent en action une négation cosmique par l’universelle blancheur. Le rêveur de maison sait tout cela, sent tout cela, et par la diminution d’être du monde extérieur il connaît une augmentation d’intensité de toutes les valeurs d’intimité. [7]» Dès lors peut-on dire que l’oblomovtchina est une maladie, une déperdition ? Bien au contraire : le roman de Gontcharov propose plutôt une valorisation de la paresse, qui passe par une intensification de l’être immobile.
                Car l’immobilité est synonyme de constance, pour ne pas dire de consubstantialité ; et quand le mondain Volkov énonce les nombreuses visites qu’il doit encore faire à travers la ville dans la journée, Oblomov s’indigne : « -Dix endroits en un seul jour ! le malheureux (…) Ce n’est pas une vie. Il haussa les épaules. –Où est l’homme, dans tout cela ? Pourquoi se fragmente-t-il, s’éparpille-t-il ainsi ? (…) Le malheureux ! conclut-il, s’allongeant sur le dos et se réjouissant de n’avoir aucun de ces désirs et de ces vaines pensées, de ne pas se démener, en somme, mais de rester étendu, gardant ainsi sa dignité humaine et son repos. » (p. 51) Car il faut demeurer immobile pour pouvoir être serein avoir une vie intellectuelle créative et fertile : il faut pouvoir se laisser envahir par la rêverie. C’est dans cette rêverie que l’immensité, c’est-à-dire toute la noblesse imaginative de l’homme se déploie : « L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie [c’est-à-dire l’agitation] refrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. Dès que nous sommes immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense. L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. L’immensité est un des caractères dynamiques de la rêverie tranquille. [8]» La paresse d’Oblomov, loin d’être une indolence maladive, est donc un moyen d’accès à l’immensité.
                Or, intensité et paresse sont-elles compatibles ? Gontcharov semble d’abord les mettre en opposition : « on eût vainement cherché à lire sur ses traits le moindre signe de volonté ou de profondeurs d’esprit. » (p. 31) Or il ajoute aussitôt : « Sa pensée voltigeait sur son visage comme un oiseau, tournoyait dans son regard »(p. 31). Ainsi à l’immobilité et à l’air béat d’Oblomov s’oppose l’image du mouvement de la pensée comparée à un oiseau en plein vol. Cette comparaison filée, qui apparaît dès la première page du roman, nous donne déjà l’intuition que l’immobilité d’Oblomov est, au fond, pleine de vitalité. Certes, il ne s’agit pas d’une vitalité sportive ou hygiéniste ; c’est une énergie de la paresse, du rêve. En effet, dans cette tranquillité du foyer, nous retrouvons un potentiel de rêverie tel que Gaston Bachelard les aimait. La paresse d’Oblomov nous met corps et âme dans la tranquillité [9], dirons nous pour paraphraser Bachelard. Car corps et âme ne font plus qu’un ; ou plutôt, le corps disparaît au profit des phénomènes de l’âme, notamment grâce à la douceur de la robe de chambre persane d’Oblomov : « on n’y sent plus son corps » (p. 33), lit-on. Et cette disparition du corps devient un moyen d’évasion, de mouvement : « Chez lui, Oblomov ne portait jamais ni cravate ni gilet, car il aimait la liberté et l’espace » (p. 33).
                Et en effet, Oblomov a des moments de fantaisie, et des rêves jaillissent de son immobilité : « Tout à coup des pensées s’embrasaient en lui, bouillonnaient dans sa tête comme des vagues dans la mer. Et ces pensées grandissaient jusqu’à devenir des intentions, et son sang s’échauffait, et ses muscles tressaillaient, et ses nerfs se tendaient, et ses intentions déjà devenaient des aspirations. Alors, mû par la force morale, Ilia Ilitch changeait de pose en une seule minute deux ou trois fois, se soulevait à demi de son lit, et, les yeux brillants, étendait le bras, promenait autour de lui un regard inspiré… Encore un peu, et l’aspiration se transformerait à son tour en exploit… et alors, Seigneur !... Ah, que de miracles, que de conséquences bienfaisantes ne pourrait-on attendre d’un pareil effort ! » (pp. 108-109). Il y a donc bel et bien une vitalité de la paresse, vitalité à la fois psychique et nerveuse : « Mais déjà le matin revient, et avec lui la vie, l’agitation, les rêves. Et le voilà qui s’imagine guerrier, héros invincible (…) Parfois aussi il se figure être un penseur, un grand artiste : tout le monde s’incline devant lui, il moissonne des lauriers, la foule lui fait cortège, elle l’acclame (…) C’est ainsi qu’Oblomov dépensait ses forces morales. /Personne ne soupçonnait la vie intérieure d’Ilia Ilitch : tous croyaient qu’il ne faisait que manger et dormir tout son soûl (…)»  (pp. 109-110). Voilà pourquoi Oblomov a besoin de liberté et d’espace dans sa robe de chambre : pour s’adonner à la rêverie. Depuis l’espace confortable de son appartement, il parvient ainsi à recréer « [les) champs et [les] vallons de son pays natal » (p. 121). Grâce à l’immobilité et à la concentration contemplative qu’elle permet, il parvient à faire coexister l’espace du logement et le fantasme bucolique et nostalgique : « Il se vit, au cours d’une soirée estivale, devant une table à thé, sous une voûte d’arbre que le soleil ne pouvait franchir. Une longue pipe à la bouche, il aspire paresseusement la fumée, jouit, pensif, du paysage qui se découvre à travers les feuilles, et aussi de la fraîcheur, du silence. Au loin, les champs jaunissent, le soleil descend derrière un bosquet de bouleaux familiers et rougit l’étang, lisse comme une prairie [etc.] » (p.120). Un tel rêve bucolique ne peut être que synonyme de bonheur et de contentement.
                En outre, si l’on en croit J.-B. Pontalis dans L’homme immobile (In Perdre de vue, cité par Pierre CAHNE dans la préface d’Oblomov), l’immobilité d’Oblomov traduit en fait une volonté de ne pas s’éloigner de l’enfance. Oblomov demeurerait immobile pour préserver le souvenir fragile de son enfance campagnarde, comme quelqu’un qui se fige en craignant de renverser le contenu liquide d’un récipient trop plein. Ou, plus qu’un véritable souvenir, c’est une image fantasmée à laquelle songe Oblomov. Ainsi, quand on lui demande de décrire son idéal de vie, plus qu’une image nostalgique, c’est un Eden qui sort de la bouche d’Oblomov : « -Eh bien, je me lèverai le matin. Oblomov, ici, glissa les mains sous la nuque, et une expression de repos se peignit sur son visage ; il était déjà en esprit à la campagne. –Le temps serait magnifique, le ciel bleu ; pas un seul nuage. (…) En attendant que ma femme se réveille, je passerais ma robe de chambre et me promènerais au jardin pour respirer l’air frais du matin (…) Je cueillerais un bouquet pour ma femme. Puis j’irais prendre un bain, soit dans la baignoire, soit à la rivière » (p. 240) etc. : dans cette rêverie, nous faisons l’hypothèse qu’il est possible de voir la paresse comme un refus de la condition humaine. En effet, dans cet extrait Oblomov montre que s’il s’enferme chez lui c’est que le monde est trop dur, trop froid pour lui : il fuit cette hostilité et rêve d’un pays de Cocagne (« des pays inconnus où se produisent mille miracles, où coulent des rivières de miel et de lait, où personne jamais ne travaille » (p. 166)). Le travail n’est qu’une composante de cette hostilité du monde, sa forme officielle. Dans la Bible, le travail est une des facettes de la malédiction de l’homme : « le sol est maudit à cause de toi. C’est avec peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. (…) C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, et ce jusqu’à ce que tu retournes à la terre » (Genèse, 3). L’abondance et le bien-être étaient à l’Eden ce que le froid, l’inconfort, et le travail sont au monde après la Chute. Le paresseux, c’est donc peut-être celui qui refuse cette malédiction. Oblomov, en étant paresseux, enclenche un retour à l’Eden, ce dont témoigne l’extrait ci-dessus. L’hypothèse est confirmée quelques pages plus loin : « Crois-tu vraiment que les autres ne désirent pas ce que je désire ? Allons donc ! ajouta-t-il avec plus de hardiesse. –Oui, le but de vos agitations, de vos passions, de vos guerres, de votre commerce, de votre politique, n’est-il pas, quand tout est dit, le repos ? N’aspirez-vous pas, les uns et les autres, à retrouver ce paradis perdu ? » (p. 243). La paresse devient alors un véritable exploit, presque prométhéen ! Le travail et l’agitation sont les conséquences de la Chute, et Oblomov avance à contre-courant de cette Chute : il s’élève.
                La paresse devient donc, ici, un acte de sagesse et de refus: comme le surhomme qui fait éclater les tables de valeurs (Nietzsche, prologue de Zarathoustra, 9), Oblomov est « libre de l’heur servile, de dieux et de prières affranchi, impavide et terrible, grand et solitaire [10]». En rejetant l’agitation de la société, il en rejette les vices :
«   -Mais qu’est-ce qui ne te plaît pas à ce point ?
      -Tout : cette éternelle course des uns derrière les autres, cet éternel petit jeu des passions, des avidités, des médisances, des coups d’épingle, des crocs-en-jambe (…) Enfin, à écouter leurs conversations, la tête vous tourne et l’on devient idiot à son tour. (…) Quel ennui, quel ennui ! Et où est l’homme en tout cela ? Comment peut-il s’éclipser ainsi, et se monnayer en mesquineries ? (…) Mais ils ne vivent pas, ils volent simplement comme des mouches, sans cesse et dans tous les sens, et bourdonnent, et bourdonnent… (…) Mais ils passent leur vie à dormir, ce sont des cadavres ! Je te demande aussi en quoi je suis plus coupable qu’eux si je reste couché(…) » (p. 234)

                Ainsi, la paresse d’Oblomov est un véritable refus, une preuve de sagesse. Comme l’écrivait La Rochefoucauld, « La paresse est une béatitude de l’âme qui la console de toutes ses pertes et la fait renoncer à toutes ses prétentions [11]» : ne rien faire, c’est refuser le divertissement (au sens pascalien), et donc accepter la condition humaine. « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre[12] », écrivait Pascal. Dès lors, l’oblomovtchina n’est plus le symptôme d’une maladie, mais le remède aux maux qui rongent la société, à savoir l’ennui, la mesquinerie, l’envie, la bêtise. Oblomov peut donc passer pour un fainéant misanthrope, il est en fait un sage révolté.
                Il n’est pas sans rappeler l’ouvrage de Paul Lafargue, Le droit à la paresse, qui s’insurge contre « cette folie [qu’]est l’amour du travail, la passion moribonde du travail[13]» Lafargue remet en cause la valeur travail, qui épuise les hommes : 
« Dans la société capitaliste, le travail est la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique. Comparez le pur-sang des écuries de Rothschild, servi par une valetaille de bimanes, à la lourde brute des fermes normandes, qui laboure la terre, chariote le fumier, engrange la moisson. Regardez le noble sauvage que les missionnaires du commerce et les commerçants de la religion n'ont pas encore corrompu avec le christianisme, la syphilis et le dogme du travail, et regardez ensuite nos misérables servants de machines. [14]»
Et, si le travail épuise l’homme, comment peut-il être source de créativité ? Il abrutit et aliène les hommes, leur enlève toute faculté intellectuelle ! En revanche, la paresse, l’oisiveté, le repos, préservent l’homme. Lafargue suggère donc d’en faire le moins possible : « alors, non épuisés de corps et d’esprits, [les ouvriers] ils commenceront à pratiquer les vertus de la paresse [15]». Lafargue propose le contre-exemple du paysan américain, qui a su profiter du machinisme pour pouvoir, enfin, commencer à jouir du repos :

« En Amérique, la machine envahit toutes les branches de la production agricole, depuis la fabrication du beurre jusqu'au sarclage des blés: pourquoi ? Parce que l'Américain, libre et paresseux, aimerait mieux mille morts que la vie bovine du paysan français. Le labourage, si pénible en notre glorieuse France, si riche en courbatures, est, dans l'Ouest américain, un agréable passe-temps au grand air que l'on prend assis, en fumant nonchalamment sa pipe.[16] »

                Aux filles et les femmes de fabrique, chétives fleurs aux pâles couleurs, au sang sans rutilance, à l'estomac délabré, aux membres alanguis, Lafargue oppose l’homme libre et paresseux ; à la vie bovine du paysan français, il oppose l’agréable passe-temps au grand air que l'on prend assis, en fumant nonchalamment sa pipe. Oblomov est comparable à cet Américain libre et paresseux.
               
                Peut-on parler pour autant d’une créativité de la paresse ? Oblomov n’est pas un créateur, loin s’en faut. Néanmoins, grâce à ce personnage, Gontcharov nous donne accès à une expérience forte, et nous invite à réévaluer les notions de travail et de repos au regard de ce que nous appellerons le « potentiel énergétique » de chacune. Le travail aliène et épuise tandis que la paresse exalte, vivifie et donne accès une sorte de vérité de l’être humain. « Où est l’homme, dans tout cela ? » demande Oblomov à au moins deux reprises (pages 51 et 234) quand il critique le mode de vie de ses contemporains agités : l’affairement des hommes les détourne de leur humanité. Il s’agit donc, pour Oblomov, d’être humain, de rompre avec une existence gâtée, pervertie, dénaturée. 

               
                Qu’est-ce donc que la créativité ? S’agit-il de se démener ? Non : il s’agit avant tout, avec l’objectif d’accéder à une quelconque vérité, d’être humain : « La vraie vie, la vie éternelle est trouvée,- elle n’est pas promise, elle est là, elle est en vous (…) Et quel malentendu donc que ce mot de « génie » ! Toute notre notion d’ « esprit », relevant de la culture, n’a, dans l’univers où vit Jésus, absolument aucun sens. [17]» Oblomov est un chercheur, pour ne pas dire un messie : il emprunte des sentiers vierges, en quête d’une expérience de vie nouvelle, celle qu’il a choisi pour lui-même et qui lui sied, la paresse. Cette expérience, nous pouvons la voir comme un sursaut, comme une réaction face à l’affairisme, au travail aliénant, à la « valeur travail ». Oblomov, comme Lafargue, comme Russell dans Eloge de l’oisiveté, comme un Thoreau dans Walden, entre autres « anarcho-décroissants », s’insurge et propose une vie sans effort ; il témoigne de la fin d’un fantasme de toute puissance, la fin du modèle cartésien qui veut rendre l’homme comme maître et possesseur de la nature (Descartes), la fin de la confiance en l’avenir, de la croyance en un progrès et un développement infini. Ne proposer qu’un témoignage et une expérience : c’est là que se situe la créativité du non-créateur. Si l’on voulait jouer sur les mots, on pourrait dire qu’à la création, Oblomov préfère la    re-création : une expérience à la fois immobile, jouissive et riche, comme nous l’avons vu, de multiples phénomènes, forces, énergies et mouvements.

(Article rédigé dans le cadre du séminaire Créativité de la crise II, d’Evelyne Grossman, Université Paris VII-Diderot)

Maxime Thomas
(Oblomov, Ivan GONTCHAROV, Folio Classique, traduction du russe par Arthur Adamov)




[1] J.-B.-C. CHAUD, Morale de la Bible, Volume II ; extraits de la Bible (Ecclésiaste, X, 18) ; Google Books, http://books.google.fr/books?id=9Z1FAAAAIAAJ&pg=PA241&dq=paresse&hl=fr&sa=X&ei=EphHVIbXItP5aoqTgbgF&ved=0CDkQ6wEwBDgU#v=onepage&q=paresse&f=false, consulté le 27/11//2014 
[2] La phrase de l’Ecclésiaste (X, 18) a pour sujet la paresse (pigritia), et non le paresseux. J.-B.-C. Chaud oriente sa traduction dans l’intention de jeter la pierre aux paresseux, plus que de prévenir les hommes contre un mal qui les guette.
[3] Autre traduction : « Quand les mains sont paresseuses, le toit s’effondre. » (Edition « Segond 21», Société biblique de Genève)
[4]« Péché de la tristesse et de la désolation spirituelle, dépression spirituelle (ennui, morosité, dégoût,  abattement, manque d’enthousiasme et d’intérêt, etc.) » (Wikipédia). Agamben, dans Stanze, montre que ce mal fut particulièrement traqué au Moyen-âge auprès des moines de monastère.
[5] Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, PUF Quadrige, 2012, p .52
[6] Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, PUF Quadrige, 2012, p .52
[7] Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, PUF Quadrige, 2012,, p. 53
[8] Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, PUF Quadrige, 2012, p. 169
[9] Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, 2012, p. 52
[10] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Folio essais, 2010, p. 142
[11] François de LA ROCHEFOUCAULD, Réflexions ou Sentences et Maximes morales, 1664
[12] Blaise PASCAL, Pensées, fragment 126, Paris, Folio classiques, 1977, p. 118
[13] Paul LAFARGUE, Le droit à la paresse, Paris, Editions Allia, 1999, p. 11
[14] Paul LAFARGUE, Le droit à la paresse, Paris, Librairie Maspero, 1972, p. 121
[15] Paul LAFARGUE, Le droit à la paresse, Paris, Editions Allia, 1999, p. 51
[16] Paul LAFARGUE, Le droit à la paresse, Paris, Librairie Maspero, 1972, p. 144
[17] NIETZSCHE, L’antéchrist, fragment 29, GF Flammarion, 1996, Paris, p. 78

dimanche 15 février 2015

Pourquoi j’ai mangé mon père, de Roy Lewis


              Voilà un roman fort intéressant. Pas qu’il soit instructif ; je ne l’ai pas lu comme un documentaire sur la vie de nos ancêtres préhistoriques. On rit plus qu’on ne s’instruit (quoiqu’en même temps je serais bien incapable de me prononcer sur la valeur scientifique de l’œuvre, mais je ne doute toutefois pas qu’il puisse receler un certain intérêt ludique pour l’archéologue en herbe).
                Non, là où ce roman est vraiment intéressant, c’est dans son improbabilité, dans sa fertile étrangeté. Voilà : les personnages sont des hommes préhistoriques dotés d’une conscience historique ; ils sont conscients d’être des maillons de l’évolution. Tous leurs efforts tendent à faire évoluer l’espèce. C’est leur grand objectif. Ils vivent pour l’évolution. Le père du narrateur, chef de la horde familiale (au sein de laquelle se déroule l’intrigue) et sorte de Géo Trouvetou du pléistocène, invente des nouveaux trucs chaque semaine (c’est très impressionnant, chapeau) : il apprend à manier le feu, il élabore des pièges avec des lianes, il creuse des trous cachés par des branches pour piéger le gibier ; il fait même table rase de cette bonne vieille habitude qui faisait qu’on s’accouplait avec sa sœur (« A quoi bon se compliquer la vie ? » (p. 38)) !
                « -Les types s’accouplent toujours avec leurs sœurs, appuya Oswald, c’est ce qui s’est toujours fait !
                -Peut-être, mais c’est fini, dit père avec gravité. Ici commence l’exogamie.
                -Mais, p’pa, c’est contre nature ! » (pp. 90-91)
                En matière d’évolution, le père est intraitable : il faut toujours innover, même quand on a tout ce dont on a besoin. L’évolution n’est pas un moyen, mais une fin en soi. Ainsi, quand ses garçons rentrent d’une partie de chasse prospère, il trouve toujours à redire : « -Bon, bien, de l’antilope, du babouin, du loubale. Parfait. Très savoureux. Mais dites-moi, garçons : qu’avez-vous fait de neuf ? » (p. 66). L’évolution devient une obsession : ce père veut que sa horde soit la plus évoluée de toutes les hordes, et il a la hantise du retard. En effet, étrangement l’évolution semble apparentée à un programme qu’il faudrait suivre, sans que l’on connaisse véritablement les étapes à venir. Ainsi il se compare à d’autres hordes : « - (…) Cela signifierait que nous sommes moins avancés encore que je ne le craignais… » (p. 85) ou, en parlant de Néanderthaliens croisés par hasard, « -Et tout ces poils, je n’aime pas beaucoup ça, dit père. Trop spécialisé. » (p. 82)
                Certes cette obsession a du bon. C’est ce qui fait de ces êtres des innovateurs, qui explorent tous les possibles pour se développer : ainsi les gamins font des expériences : l’un prend un morceau de bois brûlé et dessine sur le sol l’ombre de son oncle Vania (ce vieux réac anti évolution qui exhorte sa famille à abandonner ce mode de vie fou pour retourner à la forêt), ce qui donne lieu à une scène des plus drôles :
                « -Outrage ! Outrage ! tonnait oncle Vania.
(…) Là, sur le plancher rocheux, il y avait l’ombre d’oncle Vania, mais séparée de lui, immobile. Son ombre sans aucun doute possible : personne n’eût pu se tromper sur ces vastes épaules voûtées, ces jambes velues, ce dos courbé, ces fesses broussailleuses, cette mâchoire prognathe et surtout, surtout ce bras simiesque étendu dans un geste d’accusation typique. Et voici, l’ombre était là, immuable et fixée de la façon la plus étonnante, au milieu de nos ombres à nous qui dansaient et frémissaient dans la lumière de feu. (…)
                -Sale mouflet ! hurla oncle Vania. Qu’as-tu fait de mon ombre ?
                -Tu l’as toujours, dit père pour l’apaiser. Ou bien il t’en est poussé une seconde très vite. » (p. 60)
                Chercher, même si l’on ne sait pas ce qu’on cherche, ni où le chercher. Il y a dans la démarche de ces personnages une gratuité de la découverte : l’utilitarisme n’a pas pris le pas sur la curiosité. On cherche pour chercher : telle pourrait être la devise de la science, qui, au lieu de s’asservir au profit de l’industrie, ferait mieux d’être guidée par la connaissance plus que par l’utilitarisme et le profit. Comme si, à notre stade de l’évolution, nous avions négligé une règle que rappelle le père : le sens moral doit précéder la puissance technique, ou l’on court à la catastrophe (p. 94)
                Cette étrange conscience d’une évolution en train de se jouer sous nos yeux, à vitesse grand V, dans chacun des actes racontés dans ce roman, et mise directement dans la bouche d’un narrateur « subhumain », nous invite à nous rappeler que nous-mêmes, humains du XXIème siècle, faisons partie de cette chaîne. Du même coup, nous nous interrogeons : à quoi sert l’évolution ? A une époque surdéveloppée, où nous sommes clairement dépassés par les techniques que nous avons quotidiennement entre les mains (en l’occurrence le PC sur lequel j’écris cet article), dans le sens où nous serions bien incapables d’en comprendre le fonctionnement, à une époque où l’humanité, par son intelligence technique, est parvenue à mettre au point l’instrument de sa potentielle autodestruction (bombe atomique, chef d’œuvre de technicité), ne pouvons nous pas dire que l’évolution est allée trop loin ? Car si, en ce qui concerne les personnages de ce roman, petite famille de « pithécanthropes » (dont la rapidité évolutive dépasse toute vraisemblance, comme si Roy Lewis avait voulu nous montrer comment ça c’était passé, l’évolution, en résumant des millénaires dans le récit de deux ou trois générations), si pour cette famille l’évolution a pour but de se protéger des fauves qui déciment leurs rangs, de ne plus souffrir de la faim ni du froid, de s’adapter à leur environnement et aux changements climatiques, bref de vivre pénards, en revanche à quoi nous sert-elle, à nous qui avons déjà tout ça ? La seule chose contre laquelle nous avons à nous protéger désormais, c’est nos propres techniques, nos armes, nos bombes, nos sociétés hyperorganisées, et notre environnement pollué que NOUS mettons en péril à force de croissance.
                Ça me fait penser à ce film, La Belle Verte (Coline Serreau, 1996), mettant en scène des humains ayant plusieurs millénaires d’avance sur nous, et qui, débarquant d’une autre planète dans notre civilisation (dans un Paris pollué et incivil), considèrent notre technicité (nos voitures notamment) comme le souvenir d’une époque surannée, et qu’il serait temps que l’on laisse derrière nous pour évoluer vers une ère plus propre, plus écolo, plus hygiéniste, etc. Que notre évolution ne soit plus technique, mais morale. Que ce que l’on considère comme le futur idéal de l’humanité passe aux mains des philosophes et des humanistes, et plus aux ingénieurs ingénus inventeurs de tablettes tactiles et de robots qui chient des bulles.
                Bref, voilà pour ce qui est du potentiel réflexif critique de ce roman : dans ces hommes préhistoriques, c’est nous-mêmes qu’il faut voir. Et Roy Lewis, s’en amuse, et recourt au procédé comique, rebattu mais toujours gaillard, qui consiste à placer des éléments de notre contemporanéité dans une ère plus ancienne (de RRRrrr ! à Astérix : Mission Cléopâtre). Exemple : un oncle de la petite horde raconte son voyage à travers le monde, et son passage en Palestine, qui n’est pas sans évoquer notre histoire récente (par « récent » j’entends les deux ou trois mille dernières années) :
                « -(…)j’ai fini par atteindre la Palestine. C’était en pleine bagarre.
                -Entre qui ?
                -Entre immigrants d’Afrique et Néanderthaliens.
                -Pas assez de gibier ? demanda père.
                -Que si ! Tout abonde dans ce pays, il pisse le lait et le miel. Mais y a quéque chose dans l’air vous rend agressif. » (p. 83)
                Autre exemple de « gags » basée sur ce qu’on pourrait appeler le choc générationnel (entre notre génération et celle de nos très lointains arrières-arrières grands parents préhistoriques), des blagues géographiques et climatiques. Je cite (mais je n’explique pas car c’est péché) : « Oh ! Un rhinocéros, pleurait tante Amélie, et velu, par-dessus le marché ! Qu’avait-il à venir mettre son nez partout ? Il n’avait rien à faire en Afrique. Pourquoi ne pouvait-il rester sur ses glaciers de la côte d’Azur ? » (p. 35). Et aussi : « L’Arabie, c’est comme le Sahara : tout vert et luxuriant mais, ma doué !, quelle pluie ! » (p. 84)
                On l’aura compris, le comique de ce roman est basé sur le décalage et l’étrangeté (confusion préhistoire/contemporanéité). Et cette surprise temporelle nous invite de surcroît à nous pencher sur notre mauvaise perception du temps (par exemple, c’est cette perception biaisée du temps qui nous fait confondre et amalgamer tout ce qui remonte à plus d’un ou deux siècles. Cf. https://mrmondialisation.org/dix-faits-historiques-surprenants/ Exemple intéressant : Il y a moins d’écart entre Cléopâtre et Pizza Hut (~2000 ans) qu’entre Cléopâtre et les pyramides d’Egypte (~2500 ans) !) Se plonger dans une fiction préhistorique nous procure toujours ce genre de choc temporel, qui rappelle brutalement que notre époque, notre culture, nos opinions, nos préoccupations, sont bien étriquées au regard de l’âge de l’humanité. Je me souviens des films comme L’Odyssée de l’espèce ou Homo Sapiens (réalisations de Jacques Malaterre, 2003 et 2005), qui m’avaient également permis de passer les portes de la perception temporelle et historique.
                J’ai bien envie d’arrêter cet article ici, parce qu’il est déjà bien trop long comme ça, et parce que j’ai l’impression que je pourrais encore commenter ce roman pendant des pages et des pages. Car chaque gag mériterait commentaire, car il peut être prolongé d’une signification scientifico-historique. Sans avoir écrit un prodige littéraire, Roy Lewis est parvenu à fabriquer un bel objet comico-clairvoyant qui mérite le détour.

                P. 18 : « -Adieu. (…) Retour aux arbres ! »

Maxime Thomas, 15/02/2015

(Pourquoi j’ai mangé mon père, de Roy Lewis, traduit de l’anglais par Vercors et Rita Barisse, édition Pocket, 1994)

lundi 21 avril 2014

Le désert des Tartares, de Dino Buzzati


               Chaque œuvre nous apporte un savoir, et est une pierre nouvelle apportée à l’édifice de la sagesse. Le désert des Tartares est connaissance en tant qu’il fournit une expérience de vie, celle de Giovanni Drogo.
                C’est un roman du renoncement, de la paresse, de l’indolence ; autrement dit, de la sérénité ( Rien ne sert de courir, il faut ne pas bouger). Le lieutenant Drogo, jeune militaire ambitieux semblant tout droit sorti des romans d’apprentissage du XIXème siècle, est affecté au Fort Bastiani, au sommet d’une montagne, à la frontière qui jouxte un vaste désert. Et depuis ce fort, il n’y a rien à surveiller, sinon le vide, le néant d’une plaine desséchée : les tours de garde et les sentinelles sont parfaitement inutiles (absurdes, comme dirait l’intellectuel des années 50). Drogo va revoir ses ambitions, et comprendre que le bonheur ne tient pas à la grandeur du destin, mais à la modestie de l’immobilité. Vivre au Fort Bastiani, c’est accepter l’absurde (Il faut imaginer Drogo heureux).
                Mais c’est aussi (et c’est là que ça devient intéressant, sinon le bouquin se limiterait à un mélange Camus/Beckett/Kafka (nul à chier !)), c’est aussi renoncer à l’agitation : c’est vouloir être posey ! A la précipitation, Buzzati oppose l’attente (Cf. Le K, nouvelle de Buzzati sur l’attente et sa sagesse), au divertissement (au sens pascalien, quête effrénée de l’inaccessible), il oppose le contentement. Le désert des Tartares, c’est le roman de la désobéissance, du refus des vies convenues et inauthentiques. Ainsi quand lors d’une permission accordée au bout de plusieurs années à fermenter au Fort, Drogo vient passer quelques temps dans sa ville natale, il y retrouve ses amis, mais ceux-ci ne l’intéressent plus, ils sont mariés, propriétaires, et roulent en Kangoo (Chapitre XVIII : «Tel un étranger, il erra par la ville, à la recherche de ses anciens amis, et il apprit qu’ils étaient tous très occupés, dans les affaires, dans de grandes entreprises, dans la politique. Ils lui parlèrent de choses sérieuses et importantes, d’usines, de voies ferrées, d’hôpitaux. L’un d’eux l’invita à dîner, un autre s’était marié, ils avaient tous pris des routes différentes et, en quatre ans, ils étaient déjà loin.* ») ; il retrouve celle qu’il courtisait autrefois, mais elle aussi, désormais, l’ennuie (Chapitre XIX : « Il ne parvenait plus à retrouver le ton d’autrefois, lorsqu’ils se parlaient comme un frère et une sœur et qu’ils pouvaient plaisanter à propos de tout sans se heurter. Pourquoi se tenait-elle avec tant de réserve sur le sofa et pourquoi parlait-elle  avec si peu d’abandon ? »). Il comprend que rien n’a jamais eu d’intérêt véritable. Refuser les amitiés vaines, refuser les amours vaines, refuser les ambitions vaines, refuser la vanité. Je ne résiste pas à citer cette page (Chapitre X) :
                « Drogo resta seul et se sentit pratiquement heureux. Il goûtait avec orgueil la décision qu’il avait prise de rester, l’amère satisfaction de renoncer à de petites joies sûres pour un grand bien à longue et incertaine échéance (et peut-être y avait-il en dessous l’idée consolante qu’il aurait toujours le temps de partir).
                Un pressentiment – ou bien était-ce seulement un espoir ?- de chose nobles et grandes l’avait fait rester là, mais ce pouvait  aussi être seulement un ajournement, rien au fond n’était perdu. Il avait tellement de temps devant lui. Tout ce que la vie avait de bon semblait l’attendre. Quel besoin y avait-il de se hâter ? Les femmes, elles-mêmes, ces aimables et lointaines créatures, il se les représentait comme un bonheur incertain, que lui promettait formellement le cours naturel de la vie.
                Que de temps devant lui. Une seule année lui paraissait déjà interminable, et les bonnes années venaient à peine de commencer ; elles semblaient former une série illimitée dont on ne pouvait apercevoir le terme, un trésor encore intact et si grand qu’on pouvait courir le risque de s’ennuyer un peu. »
                A une époque où s’ennuyer est un crime, où tout va trop vite, où l’action a perdu toute noblesse, noyée dans une couche de merde hyperactive, je prône, avec Buzzati, la paresse, la glande : prenez votre temps ! Ne faites rien. Vous glisserez ainsi une bonne quenelle dans le monde. Car attention ! Le désert des Tartares est une revendication, pas du tout un roman nihiliste et paresseux à la mode Nouveau-Roman ! Le ton est enjoué, le narrateur est rieur, et la lecture heureuse : on est heureux de refuser l’agitation, on est heureux de paresser, les doigts de pied en éventail (en épouvantail ?), planant au dessus du désert, glandant au creux du néant.

Maxime Thomas, 21/04/2014

*traduction de Michel Arnaud, chez Pocket

lundi 14 avril 2014

Brooklyn Follies, de Paul Auster



                 On découvre un roman comme on emménage dans un nouveau quartier. Sans savoir à quoi s’attendre, mais avec l’espoir, quand même, d’y être bien (posey !). Qu’on s’installe dans un fauteuil ou dans une ville, on veut être peinard, au chaud comme dans un œuf, mais quand même, on continue à fuir l’ennui comme la peste. Ainsi va la vie, entre calme et ennui, action gaillarde et agitation surmenante. On veut voir le monde sans avoir à bouger du canapé ; le mieux serait encore d’aller au cinéma, et encore, il y a toujours des enfants bruyants et des gens vulgaires qui mangent du pop-corn. Les râleurs comme moi préfèrent rester chez eux à regarder la télé ; et encore, la télé, finalement, c’est vraiment à chier. On est comme ces personnages de Paul Auster, Nathan, Tom, ou Harry, des cancéreux, retraités, vieux schnocks, pédés, losers, aristos de gouttière, schtroumpfs grognons aimant les bibliothèques et la solitude, les hamburgers et Nietzsche, et la bonace après l’orage. On rêve du roman parfait, qu’on pourrait lire en demeurant aussi passif et demeuré qu’en regardant un film où les images défilent sans qu’on ait à bouger les yeux, un roman qui nous submergerait et nous enfermerait dans sa coquille tiède et protectrice. On voudrait voyager. On voudrait ne pas bouger ses fesses du canapé. On voudrait être à Brooklyn et avoir le quartier autour. On cherche la protection en lisant Brooklyn Follies de Paul Auster. Pour ne vivre que dans sa tête, à l’abri du dehors.
                Paul Auster nous propose ici un exercice fascinant : remplir le vide, combler le néant par la joie. Ce roman, comme la littérature (aussi inutile qu’un napperon en dentelle dans une pièce vide) est un exercice de remplissage. Je m’explique : le narrateur Nathan, se présente d’emblée comme un solitaire, retraité, en fin de vie. Brooklyn est son havre de paix, il est venu pour y mourir, en gros. Les premières pages consistent à raconter la petite routine mise en place par Nathan, dit aussi Oncle Nat, pour « passer le temps » : le midi, hamburger au Cosmic Diner, l’après-midi, écriture d’un livre compilant les anecdotes rigolotes d’une vie passée et laissée derrière soi. Or ce calme et cette sérénité du quotidien se voient peu à peu, non dérangée, mais agrémentée et peuplée d’êtres chers et de nouvelles anecdotes stimulantes. D’abord Nathan croise son neveu qu’il n’avait plus revu depuis des années ; puis ils décident de déjeuner régulièrement ensemble, puis le neveu présente à Nathan son employeur libraire Harry, et ainsi de suite, les présentations, rencontres et retrouvailles se succèdent à bon rythme,  et sans même qu’on s’en soit rendu compte, le roman d’Auster s’est vu saturé de nouveaux personnages (tous les héros de leur propre destin), de nouvelles vies, de nouvelles anecdotes (on aime bien ça, hein, les anecdotes). Alors qu’on appréciait déjà aux premières pages le délassement et l’immobilité d’une retraite bien méritée (c’est bien pour ça qu’on lit, non ? Et c’est bien pour ça qu’on bosse, aussi. Pour le plaisir d’enlever ses godasses à la fin de la journée. Divin travail. Divine paresse.). « Les livres impatientaient Joyce, qui ne lisait jamais, alors que, craignant tout effort physique, j’aspirais à l’immobilité comme au nec plus ultra du bien-être. », dit le narrateur (p. 330), comme une invitation au lecteur à lire le roman comme un mouvement reposant (ou un repos mouvementé, chais pas trop).
                On recherche toujours un peu de solitude quand on ouvre un roman. On cherche à s’y construire une forteresse protectrice, où la fiction nous isolerait du réel. On est comme le Walden de Thoreau : des ermites, recherchant  la liberté dans la solitude. Or, on recherche aussi de la compagnie, celle de personnages, avec qui l’on pourrait presque créer des liens (apprivoiser, dit le renard, ça signifie « créer des liens »), devenir copains. C’est paradoxal : et Paul Auster parvient à se glisser dans la brèche. Il fait son trou entre effervescence et ataraxie (tranquillité, impassibilité d’une âme devenue maîtresse d’elle-même au prix de la sagesse acquise soit par l’appréciation exacte de la valeur des choses (« Après avoir tâté de plusieurs possibilités dans le voisinage, je choisis le Cosmic Diner pour mes repas de midi. La cuisine y était, au mieux, médiocre, mais l’une des serveuses était une adorable Portoricaine du nom de Marina, et j’avais très vite eu le béguin pour elle. » (p. 13)), soit par la modération dans la recherche des plaisirs (« A tout le moins, [Tom] avait besoin de baiser (…) Je me trouvais dans le même bateau, c’est entendu, mais au moins je connaissais le nom de la femme de mes rêves et chaque fois que je retournais au Cosmic Diner et m’installais à ma table habituelle, je pouvais bel et bien lui parler. C’était suffisant pour un vieux débris comme moi. J’avais déjà dansé ma danse et pris mon plaisir, et ce qui m’arrivait n’importait plus guère. » (p. 104)), soit par la suspension du jugement (après tout, le narrateur se contente de raconter ses petites histoires, sans trop se prendre la tête : c’est un récit de la procrastination, de la paresse) (http://www.cnrtl.fr/lexicographie/ataraxie)).
                Car c’est en effet un livre débordant de vie, et témoignant d’un réel plaisir de raconter (je veux pour preuve la multiplication des anecdotes cousues ensembles par la solidité des relations amicales et familiales qui se nouent autour du narrateur au fil du roman (un rasoir coincé dans les WC, une nièce éloignée ayant fait vœux de silence qui débarque à Brooklyn, une arnaque aux faux tableaux, une thèse sur Poe abandonnée, le rêve d’acheter un hôtel à la campagne, du Coca dans un réservoir d’essence, et cætera : je vous ai à peine résumé un dixième du bouquin, pleurnichez pas). Ici le récit, la joie de la narration, et son agitation florissante (une histoire en appelle une autre, et elles se multiplient spontanément), contribuent, paradoxalement, à créer une sorte de cocon protecteur, dans lequel se retranche le lecteur.
                Ce roman de Paul Auster est l’occasion d’une expérience bien particulière de lecture, puisque l’intrigue est sculptée dans la matière même de la lecture, c’est-à-dire précisément ce paradoxe qui nous fait rechercher à la fois sérénité et exaltation dans un roman. Alors forcement, la lecture se savoure.


Maxime Thomas, 14/04/2014

(Brooklyn Follies, de Paul Auster, traduit de l'américain par Christine Leboeuf, paru chez ActeSud/Babel en 2005: http://www.actes-sud.fr/catalogue/romans-nouvelles-et-recits/brooklyn-follies-0)